L’auteur de l’étude : Xavier Guilbert, rédacteur en chef du site du9, critique et spécialiste de la bande dessinée asiatique, est déjà l’auteur de plusieurs numérologies, un exercice de compilation de chiffres commentée pour comprendre le marché dans le prolongement du travail de Gilles Ratier et ses rapports annuels qui ont marqué les esprits & la profession.
Pour la 1ère fois, il ne s’agit plus de critiques ou journalistes indépendants, mais d’une commande du CNL (Centre National du Livre) présidé par Régine Hatchondo qui a souhaité un document complet sur le marché de la BD sur 10 ans pour compléter leurs études sur le lectorat et les pratiques de lectures. Cette initiative est doublée d’une rencontre entre Régine Hatchondo, Xavier Guilbert, Pierre Lungheretti (directeur général de la Cité Internationale de la bande dessinée et auteur du rapport La Bande Dessinée, Nouvelle Frontière Artistique Et Culturelle) présentée par le journaliste spécialiste de la bande dessinée Victor Macé de Lépinay.
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La « santé insolente » de la bande dessinée mise à l’index…
Un exercice inédit pour un secteur dont les performances sont régulièrement commentées dans la presse généraliste ou spécialisée avec la formulation caricaturale : « Une santé insolente ».
L’auteur de ce Panorama de la bande dessinée en France propose une exploration des chiffres, pour détailler sa bonne santé apparente à travers cette progression de +45,7 % en valeur du marché (passant de 405,7 millions d’euros en 2010 à 591 millions d’euros en 2020). Des chiffres impressionnants quand on sait que le secteur du livre recule lui de -11 % en valeur.
L’étude de près de 180 pages, annexes comprises, permet à Xavier Guilbert de montrer la mutation du lectorat et des typologies de bandes dessinées pour expliquer cette évolution, mais surtout les disparités entre les catégories :
Manga VS Franco-Belge
Le manga affiche une progression de +59 % en volume (22,5 millions d’exemplaires vendus contre 14,1 en 2010) alors que la bande dessinée Franco-Belge (hors BD jeunesse) recule de -9,2 % (passant de 15,8 millions d’exemplaires à 14,3 en 2020)
Le segment BD jeunesse est lui en progression de +58 % (passant de 8,3 à 13,2 millions d’exemplaires) et propose quelques succès récents comme Mortelle Adèle ou les Sisters en plus des locomotives que sont Astérix, Lucky Luke ou Tintin (séries classées BD jeunesse dans le classement de GFK).
L’auteur souligne plusieurs facteurs, entre le vieillissement des lecteurs et la difficulté à recruter sur des séries de genres, mais également l’absence de nouveauté (malgré les spin-off ou cycles nouveaux).
Il pointe également l’érosion des ventes de la bande dessinée d’humour à travers le désengagement des grandes surfaces alimentaires qui étaient le lieu privilégié des achats spontanés ou des « albums cadeaux ».
Comics & BD numérique
Le comics et la bande dessinée numérique restent des marchés de niche.
Si le comics affiche une progression de +127,7 % en 10 ans, ce n’est « que » 3,1 millions d’exemplaires, avec, pour une grande part du succès, les opérations à petit prix des éditeurs (soit en librairie pour un temps limité, soit avec des éditions spécifiquement dédiées aux Grandes Surfaces Alimentaires).
Côté numérique, malgré une offre devenue très importante en 10 ans, l’usage de la BD numérique peine à s’implanter avec seulement 4 % de la population française qui y a eu recours.
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… à travers des schémas problématiques
La progression du manga devrait être réjouissante, car elle touche un public qui n’est pas forcément habituellement lecteur et recrute chez les plus jeunes. Mais Xavier Guilbert s’interroge sur le poids et les répercussions de ces nouvelles parts de marché chez les éditeurs français en rappelant la possible fragilité de ce modèle : « non seulement leur rentabilité devrait souffrir de leur mise en concurrence pour l’achat des droits des franchises les plus courues, mais leur économie reposerait plus encore qu’aujourd’hui sur l’exploitation de séries sur lesquelles ils n’ont aucun contrôle, notamment quant à leur conclusion.»
Il évoque la possibilité de la dégradation de la situation des éditeurs ou des auteurs (une profession déjà dans une situation problématique) à travers un schéma de sorties aux ventes plus imprévisibles que des séries établies, offrant moins de sécurité sur les tirages. Avec pour conséquence une offre éditoriale qui pourrait se resserrer vers des modèles éprouvés pour limiter la casse : « Adoptant alors un positionnement de plus en plus similaire à la littérature, les éditeurs pourraient renforcer leurs efforts en direction d’ouvrages à la promesse thématique clairement identifiée, ‘bande dessinée du réel’ en tête, axés principalement sur des valeurs de vulgarisation et affaiblissant par là même l’idée d’un médium riche pour lui-même.»
Il est aussi question d’argent investi dans la création. Si dans l’édition les succès servent à financer les prochaines nouveautés, ces modèles ne pourront pas forcément s’appliquer à des éditeurs qui se tournent de plus en plus vers l’achat de droit seul (comme pour les mangas) ou alors à la marge. Mais l’auteur pointe aussi l’exemple d’Astérix, locomotive du secteur, qui a la particularité d’avoir un éditeur pour les seules productions d’Astérix et de ne pas réinvestir dans la création ou de pousser d’autres auteurs (lire aussi notre article sur l’empire Astérix).
Ou encore la question des manifestations et événements liés à la bande dessinée qui suite à la pandémie et aux reports pourrait fragiliser un tissu d’acteurs qui dépendent de ces lieux d’interaction avec le public.
Un panorama en guise d’ouverture
Xavier Guilbert en profite pour se pencher sur la légitimité et la perception de la bande dessinée, en marge de ces tableaux, chiffres de ventes et exploration des lectorats. Il rappelle les différentes études ou publications récentes sur la manière dont le lectorat ou le public abordent la bande dessinée, mais aussi sa place médiatique et culturelle pour sortir des « mythes fondateurs d’un médium populaire, que les études sur le lectorat ne cessent de démentir.»
Une exploration utile à la compréhension de ses données quant à sa place dans les politiques publiques, dans l’éducation ou même les médias, qui ont une influence directe sur le renouvellement du lectorat.
Autre mythe à explorer dans une étude prochaine, la question du piratage et du numérique où plusieurs professionnels confirment ici les chiffres positifs des 10 dernières années : le piratage nuirait surtout aux ventes numériques et pas forcément aux ventes de livres.
Au sujet des mangas toujours, on pense également à l’opération pass culture qui vient de démarrer et dont le manga est l’objet culturel privilégié. Il peut y avoir une nouvelle accélération des ventes si la proposition se pérennise dans les années à venir. D’autant plus que la lecture semble un axe de communication fort du Gouvernement en place.
Le CNL sera d’ailleurs au centre d’un nouveau dispositif pour « redonner le désir de lire » selon Emmanuel Macron, qui propose de faire de la lecture une « grande cause nationale ». Plusieurs actions sont prévues, de la série d’événements Partir en livre, prévu du 30 juin au 25 juillet dans toute la France ou à travers « un plan bibliothèques » de 40 millions d’euros en 2021-2022 destiné à élargir les heures d’ouverture.
Enfin, dommage que ces dernières initiatives laissent encore les artistes-auteurs de côté, alors que le secteur est en expansion…
Sources & illustrations © CNL /Xavier Guilbert
