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Incontournables
par Thomas Mourier - le 10/10/2019
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par Thomas Mourier - le 10/10/2019

Découvrir les mangas – ép.6 : Les nouveaux maîtres du manga

Dernière partie de ce guide découverte pour se mettre aux mangas et commencer à en explorer toutes les facettes. Après les grand maîtres du manga, les pépites méconnues ou  les initiations aux grands classiques du shōnen, du shōjo, des seinen et des josei, voici les nouveaux maîtres du manga : 10 auteurs aux œuvres déjà… Lire la Suite →

Dernière partie de ce guide découverte pour se mettre aux mangas et commencer à en explorer toutes les facettes. Après les grand maîtres du manga, les pépites méconnues ou  les initiations aux grands classiques du shōnen, du shōjo, des seinen et des josei, voici les nouveaux maîtres du manga : 10 auteurs aux œuvres déjà marquantes qui cachent encore probablement d’autres chef-d’œuvres à venir.

Dix propositions d’auteurs à découvrir à travers une série ou un livre particulièrement fort en guise d’introduction à leurs univers, d’autres titres sont explorés et conseillés pour ceux qui aimeraient aller plus loin.

Comme pour tous les dossiers présentés cette sélection n’est que le point de départ de votre découverte. Vous pouvez nous indiquer d’autres auteurs ou d’autres titres ou conseiller vos coups de cœur en commentaire ou sur Facebook, Twitter ou Instagram).

Sommaire 📰

1. AMER BETON : TAIYÔ MATSUMOTO
2. BLUE : KIRIKO NANANAN
3. BONNE NUIT PUNPUN : INIO ASANO
4. BRIDE STORIES : MORI KAORU
5. WET MOON : ATSUSHI KANEKO
6. CHIISAKOBE : MINETARÔ MOCHIZUKI
7. A SILENT VOICE : YOSHITOKI ÔIMA
8. THE ANCIENT MAGUS BRIDE : KORÉ YAMAZAKI
9. NOISE : TETSUYA TSUTSUI
10. LES LIENS DU SANG : SHŪZŌ OSHIMI

💡 MàJ 12/08/2022

1. AMER BETON : TAIYÔ MATSUMOTO

Intégrale chez Delcourt/tonkam – Série terminée

Œuvre culte, poétique et déjantée, Taiyô Matsumoto a creusé en quelques années un sillon nouveau dans la conception du manga contemporain. Le mangaka occupe une véritable place à part dans l’industrie du manga au Japon, il est l’un des rares mangakas dont le trait est immédiatement identifiable quel que soit le genre abordé. Aussi à l’aise dans les scènes d’actions –sportives ou guerrières– que dans les chroniques intimes et les moments poétiques, rien ne semble impossible à cet artiste au style incroyable. À chaque nouvelle série, il arrive à surprendre et dérouter son lecteur en essayant des techniques de dessin différentes ; tout en restant dans une veine qu’il creuse au fil des années.

S’il avoue que c’est à la lecture de Dômu de Katsuhiro Ôtomo qu’il a voulu devenir mangaka, c’est au contact du travail d’auteurs européens comme Moebius, Enki Bilal, Nicolas De Crécy et Michelangelo Prado que son approche du dessin et de la narration évoluent. Il démarre avec deux histoires courtes, Straight et Dot & Face (non traduites en français à la demande de l’auteur) qui vont lui permettre de se lancer, mais ce sera avec Zero en 1990 qu’il se fait remarquer. Un manga de sport où il met en scène les dernières semaines du plus grand boxeur de son temps. Champion invaincu qui préfère les fleurs aux humains, ces derniers étant trop fragiles. Comme dans tous les livres, les détails incongrus ou les moments hors du temps abondent comme autant de narrations secondaires.

Dans le même temps il démarre le Rêve de mon père, un manga de sport autour du base-ball et la première incursion de l’enfance qui va marquer toute son œuvre à venir. Le fantastique n’est jamais loin sans être le sujet, les incursions surréalistes ne brouillent pas les relations très réelles entre les personnages où la famille et la filiation ont un grand rôle. Et cette histoire tournée autour d’un duo père fils tragi-comique, émouvant et loufoque laisse toute la place à la liberté du dessinateur. Suivra Printemps bleu, recueil de sept nouvelles sur des adolescents qui se cherchent, sur la fin de l’enfance et ses désillusions, sur la frontière entre le bien et le mal. Autant de thèmes qui préfigurent sa grande série en préparation.

Ce sera Amer béton. L’œuvre surprend, étonne et consacre le travail de Taiyô Matsumoto qui impose un style nouveau. Avec beaucoup de grâce et dans une mise en scène qui n’appartient qu’à lui, il crée un univers urbain onirique, un terrain de jeux violent pour Noiro et Blanco : deux frères aux pouvoirs étonnants qui tiennent en respect policiers et yakuzas, et règnent sur la ville jusqu’à l’arrivée d’un tueur qui leur colle au train. À travers la mise en avant de personnages d’enfants, leur façon de voir le monde sans filtre et leur rapport aux autres, Taiyô Matsumoto a inventé une manière nouvelle de mettre en scène le manga. Des enfants complémentaires aux couleurs du yin et du yang qui s’associent à la ville (comme 3e personnage) et entament une guérilla contre les adultes à la fois de l’ordre (police) et du chaos (yakuza). La série remporte un beau succès au Japon mais aussi à l’international comme en France, relancé par le film de Michael Arias en 2006.

Frères du Japon, matrice d’Amer Béton, et Gogo monster tirent vers encore plus d’expérimentations graphiques et narratives. Le dessinateur creuse les thématiques de l’enfance et de l’imaginaire, de la ville et des monstres. Il interroge le pouvoir de la création chez des enfants solitaires et perdus. Il tempère cette veine onirique par un autre manga sportif Ping-Pong qui sera également très remarqué pour sa mise en scène très novatrice du mouvement. Il rejoue la dualité, complémentarité de deux enfants, l’un génie du tennis de table désabusé et l’autre rejeté qui va se battre pour un sport qu’il n’aime pas. Puis Number 5, un récit de science-fiction surréaliste, construit autour d’une quête toute en flash-back. Un titre hermétique, symbolique et spirituel en hommage à Moebius, Katsuhiro Ôtomo et Shōtarō Ishinomori.

Avec le Samuraï bambou, autre jalon important dans sa carrière, il change de technique de dessin et s’essaie au pinceau pour coller à l’ambiance médiévale de ce récit de samouraï. Pour l’occasion, il travaille avec Issei Eifuku pour le scénario et assemble une histoire entre combats spectaculaires et magie issue des mythes japonais ou de la religion Shinto. Un sabreur d’élite met au clou son sabre pour éviter toute forme de violence et s’enterre dans un quartier à l’écart. Il garde un sabre en bambou comme seule possession. Les habitants du coin se méfient de ce ronin, rêveur et lunaire qui devient le principal suspect quand un tueur en série arrive dans la région. La violence lui prête les traits d’un démon renard, son sabre celui d’une amante et l’œuvre a des airs de Sabu & Ichi.  Ce seront la technique et le style graphique de cette série qui en feront une œuvre importante. Visions inspirées des ukiyo-e et de la peinture traditionnelle, il ajoute lavis, matières et couleurs à son trait déjà très pictural. Le dessinateur à un don pour la représentation du mouvement, de la vitesse et de l’action qu’il pousse loin : son travail sur la lumière, les trames et les noirs se font plus denses et les cadrages plus vivants épousent le rythme de l’intrigue. Son œuvre la plus ambitieuse graphiquement.

Il enchaîne avec Sunny, qui est un autre chef d’œuvre. Longtemps repoussé par l’auteur de peur de signer sa dernière œuvre, il dessine ce récit, sorte d’autobiographie déguisée où l’auteur rêve et retranscrit ses années passées en orphelinat. L’enfance et son imaginaire sont au centre du travail de l’auteur d’Amer béton et cette série incarne la rencontre ultime de toutes ces obsessions, dans une histoire intime et inspirée de son propre vécu. La Sunny, une Nissan jaune et rouillée qui se décompose lentement dans le jardin de ce foyer, devient la cabane à fantasmes des habitants du lieu ; une matrice d’où s’affine et s’amende l’imaginaire des gamins entre deux conneries. L’amitié, les rivalités, les espoirs et les déceptions de l’enfance prennent vie à travers le quotidien des orphelins et de leurs tuteurs. Le mangaka nous dévoile une clef de lecture importante pour relire ses séries ainsi qu’une belle histoire de formation à travers les membres de cette communauté orpheline qui ont en commun la solitude, l’imagination et le rejet de la société codifiée.

Les dessins sont généreux et électriques ; le découpage laisse toujours une large place aux illustrations pleine page et aux « collages » visuels les plus poétiques. C’est une lecture envoûtante qui nous propose de naviguer entre l’histoire et l’envie de rester à feuilleter encore et encore les pages oniriques qui ponctuent la série.

Depuis sont parus un court récit sur les collections du Louvre dans la collection dédiée chez Futuropolis; Les Chats du Louvre, ainsi qu’une réédition d’un album illustrant une pièce de théâtre, Éveil, une balade visuelle au cœur d’une culture de l’oralité explorant traditions et rites imaginaires. Il travaille avec sa femme Saho Fuyuno depuis plus de 20 ans et il entame une nouvelle série axée sur le monde de l’édition et la création, Tôkyô Higoro.

2. BLUE : KIRIKO NANANAN

Intégrale chez Casterman – Série terminée

Autrice rare à la bibliographie mince, Kiriko Nananan s’est imposée en quelques titres comme une des figures incontournables de l’écriture de l’intime. Son travail se penche sur la frontière floue entre fiction et non-fiction dans le sillon du watakushi manga impulsé par Yoshiharu Tsuge (voir la chronique dédiée.) Amours adolescents, découverte de la sexualité, questionnements sur le genre, Kiriko Nananan a mis des mots et des images sur des questions peu abordées malgré leur caractère universelle. Tous ses livres évoquent l’amour, l’amitié et ces moments éphémères qui conditionnent toute une vie. Avec beaucoup de finesse, elle propose une série de nouvelles sur le quotidien et les relations humaines qui balaye clichés et subterfuges pour ne garder que l’essentiel.

Ses œuvres évoquent autant le collage que le dessin, ses planches inscrivant un sentiment d’éphémère permanent, à l’image de son œuvre la plus connue Blue. Influencée par le travail de Kyôko Okazaki, elle se lance dans ce portrait en creux d’une histoire d’amour adolescente entre deux jeunes filles qui vont devenir amies puis amantes dans un moment charnière de leur vie. Un moment à la fois mélancolique et plein de promesses, une échappée hors du monde pour les deux héroïnes. Cet album est à la fois son chef-d’œuvre et la porte d’entrée parfaite dans son univers.

Depuis, elle multiplie les histoires courtes ou très courtes, réunies dans les recueils Fragments d’amour, Amours blessantes et Water qui mettent en scène des hommes et des femmes autour de ces thématiques amoureuses, moments introspectifs d’une jeunesse pleine d’espoirs et de désillusions.

Avec Everyday, elle revient à un récit plus long. Dans la peau d’une jeune femme tiraillée entre sa vie bien rangée et ce moment de bascule où elle cède aux avances d’un homme pour de l’argent. Toute l’œuvre tient sur les détails, les moments anecdotiques avec ses amis autour d’une conversation ou d’un souvenir. La vie de Miho oscille entre les événements et la jeune femme se cherche donnant un portrait robot très juste des doutes et des aspirations qui peuvent nous traverser à la fin de l’adolescence. Sans leçon de morale ou de parti-pris, l’autrice arrive à mettre en scène des relations humaines réalistes et touchantes sans artifices.

Strawberry Shortcakes propose quatre portraits de jeunes femmes vivant des histoires sentimentales compliquées. Les personnages évoluent au fil de la carrière de Kiriko Nananan et des premiers amours adolescents de Blue, elle explore des vies de femmes qui ont vécu plusieurs histoires, s’en remettent ou non et tentent de s’épanouir quand l’amour n’est plus le centre du monde comme au lycée, devant faire de la place au travail, à leur vie sociale ou leur famille… Rouge Bonbon, recueil de nouvelles et dernier livre en date de la dessinatrice, explore ces thématiques à travers dix-huit portraits et autant de situations où les protagonistes tentent de prendre leur vie en main.

Son travail recèle des petits détails graphiques et elle conçoit ses histoires de sorte que les lecteurs soient obligés de relire plusieurs fois l’ensemble pour tout saisir, comme un souvenir que l’on ressasse encore et encore. Jouant sur les cadrages, le découpage met en avant les détails et empêche le lecteur d’avoir une vision d’ensemble. Le style de Kiriko Nananan nous renvoie à la perception de nos émotions en exagérant certains moments courts ou en éclipsant plusieurs parties du décor et des corps : elle travaille chaque case comme un tableau unique, qu’elle imbrique ensemble pour construire son histoire. Son trait fin presque suggéré, nous invite à nous projeter et à recomposer le puzzle avec ces souvenirs. Cet réflexion sur la perception est particulièrement souligné au cœur de Blue avec une scène incroyable d’inversion des personnages, de sorte que le lecteur en ressort aussi troublé que nos héroïnes. Peu d’auteurs se sont penchés sur l’écriture des sentiments et la réécriture du quotidien comme Kiriko Nananan.

3. BONNE NUIT PUNPUN :  INIO ASANO

13 volumes chez Kana – Série terminée

L’un des mangakas les plus intrigants du moment, Inio Asano a construit une œuvre unique ouverte sur son époque et donnant la parole à la jeunesse japonaise. Aborder le monde d’Inio Asano n’est pas chose facile car le malaise côtoie facilement le bonheur, l’étrangeté la simplicité ou la méchanceté la beauté. Le jeune dessinateur s’est fait une spécialité de décrire et de partager le mal-être des adolescents et des jeunes adultes face à la réalité, la sexualité et leur présence au monde. Au final des questions que nous nous sommes tous posées et que nous nous posons encore sur ce que nous voulons faire de notre vie, notre rapport aux autres, à l’amitié, à l’amour ou comment trouver le bonheur… la liste est longue. Et les mangas d’Asano frappent souvent juste et procurent au lecteur des émotions contradictoires qui peuvent paraître familières.

Il fait  partie de cette nouvelle génération d’auteurs avec Shūzō Oshimi qui ont connu leurs premiers succès très tôt. Inio Asano publie à 22 ans un premier recueil Un Monde formidable qui regroupe une première série de portraits d’ado ou de jeunes adultes qui se frottent à la vie. Entre espoirs et désillusions dans une société qui ne fait rien pour leur laisser une place, le mangaka explore des thématiques qu’il ne va cesser d’explorer dans ses livres suivants.

Il enchaîne avec Le Champ de l’arc-en-ciel qui installe un univers idyllique avec ses nuées de papillons dans ce coin de campagne pour mieux le transgresser avec une révélation et des scènes choquantes qui portent en germe les grandes lignes et le récit cadre de sa série majeur Bonne nuit Punpun. Le Quartier de la lumière revient aux ambiances et au style d’un Monde formidable avec de nouvelles histoires qui se croisent dans un quartier de Tokyo. Un monde toujours charmant en apparence qui se fissure, et où la mélancolie guette les jeunes à la fin de l’enfance où ils deviennent la proie des adultes.

En 2005, il attaque la publication de Solanin, une œuvre forte et plus dense que les  précédentes qui l’installe comme un mangaka désormais incontournable. Dévoilant l’histoire d’un jeune couple qui cherche un sens à leur vie entrant de plain pied dans le monde du travail et la vie d’adulte. Un insidieux désespoir les traverse à peine atténué par l’art ou leurs amis qui apparaissent comme seules bouées dans leur existence. Derrière cet espoir de percer dans la musique et de ne pas subir un job alimentaire, on sent une difficulté à trouver sa place dans une société qui ne cherche pas à intégrer les jeunes. Des questionnements contemporains sur le travail et son utilité, sur le sens que l’on peut donner à sa vie dans cet environnement, et la fameuse aspiration au bonheur tant vantée. Par son analyse fine et son traitement réaliste des émotions, ce manga est devenu un condensé de l’image de la jeune société japonaise. Le mangaka crée un témoignage fictif de situations qui semblent bien réelles.

Bonne nuit Punpun, une série plus longue qu’à l’accoutumée, sera son œuvre la plus noire, la plus belle aussi. Impossible de passer à côté : le point d’accroche de la série est ce personnage de Punpun, sorte d’oiseau géométrique planté au milieu de personnages et de décors très réalistes. Voulu par l’auteur comme un pas de côté destiné à attirer l’attention du lecteur, cet avatar permet au lecteur de mieux s’identifier à la quête et aux doutes de ce « héros ». Un poussin en guise de coquille vide pour traverser l’œuvre à la hauteur des protagonistes pour cette saga qui s’étale sur une dizaine d’années. Il s’inspire d’un mangaka inconnu en France, Sakura Tamakichi, qui utilise ce procédé dans ses mangas surréalistes croqués sous forme de journal intime.

Obéissant à une mécanique d’orfèvre, le manga débute sur les jeunes année de Punpun et son innocence, ses rêves, ses désirs et bascule petit à petit vers l’âge adulte et ses choix difficiles, sa perte de repères et ses désillusions, avant de complètement virer au cauchemar avec deux événements horribles qui vont changer sa vie à tout jamais. Se liant à Aiko son amour de jeunesse, ils s’embarquent dans une fuite en avant où chaque acte aura des conséquences. Si la série relève du genre de la romance, elle se révèle être une tragédie puissante traversée d’éclairs poétiques et humoristiques.

Après cette longue fugue l’auteur publie La fin du monde avant le lever du jour, un recueil de nouvelles connectées entre elles selon un procédé graphique astucieux qui présente plusieurs histoires courtes écrites pendant la publication de Bonne nuit Punpun, permettant à l’auteur d’aborder d’autres sujets et de mettre en scène d’autres milieux sociaux en restant dans ses thématiques fétiches. Dans le même temps, avec La Fille de la plage, il explore de manière frontale la découverte de la sexualité adolescente et l’ennui dans une société japonaise coincée entre la réalité, la pudeur et les fantasmes véhiculés à outrance dans cette culture de l’image.

Dernière série en date Dead Dead Demon’s Dededededestruction tranche avec le style habituel de l’auteur, avec le traitement plus cartoon de ses personnages et dans la manière plus légère d’aborder le récit. Cette œuvre donne la parole à deux jeunes filles Kadode et Ôran et leur entourage dans un Japon envahi par les extra-terrestres. Ou plutôt par une menace extra-terrestre, car les vaisseaux stationnent et semblent ne rien faire, le gouvernement japonais rappelant sans cesse qu’il n’y a aucun danger. Une situation qui va devenir le quotidien des jeunes Japonais qui grandissent avec cette menace permanente au-dessus de leurs têtes. Une situation qui rappelle celle de Fukushima et sa grande absence des médias japonais. Entre minimisation de l’État et les nouvelles générations de japonais qui vivent avec cette menace sanitaire et écologique permanente.

Il a interrompu sa publication pour réaliser plusieurs autres séries courtes ou des nouvelles, dont Errance un titre qui peut se lire comme un « avant » Solanin : les personnages se cherchent et décident de ce que va ou peut être leur vie ; versus un mangaka fatigué qui se demande si ce qu’il fait — et le manga en général — à un sens…. Sans idéaliser ou caricaturer, il met en scène le quotidien d’un auteur et de ses assistants qui sans être une star ou un inconnu se démène pour exister, répondre aux sollicitations de son éditeur, rendre ses planches dans les temps et enchaîner les séries dans une réalité qui ressemble plus au travail à la chaîne qu’à la création vue de manière romantique. Une œuvre sur les coulisses mais aussi sur la vie d’un auteur à un moment particulier : celui de la panne d’inspiration, la perte de l’envie. Comme ses mangas précédents, il distille une ambiance mélancolique et dessine plusieurs scènes qui mettent très mal à l’aise. Comme à son habitude, il franchit certaines limites pour mettre en scène le malaise et la perte de repères de son personnage, un quadragénaire dont le couple va mal et qui se met à fréquenter de jeunes prostituées. Un one-shot aux sujets et réflexions très fortes, sur l’utilité de la création et la manière de penser les histoires qui donne des clefs de compréhension sur toute son œuvre.

Le trait d’Asano se fait de plus en plus précis au fil des publications en même temps qu’il se permet de nouvelles audaces graphiques.  Il creuse son approche d’un dessin aguicheur qui colle aux stéréotypes d’un manga joli mais superficiel, pour embarquer ses lecteurs dans ses histoires crues, glauques et qui prennent aux tripes. Un dessin ultra-réaliste, il travaille à partir de photos pour composer ses décors auxquels il ajoute des personnages très travaillés pour un rendu final très esthétique. Les histoires d’Inio Asano comportent également une bonne part d’inserts et de second degré au milieu de ces drames captivants, avec très souvent une part de mise en abîme.

Dans ses mangas, plusieurs individus sont des mangakas et évoquent leur quotidien de créateurs. Dans Bonne nuit Punpun, la jeune Sachi tente de séduire un éditeur et finit par vendre un projet qui n’est autre que Solanin. Et dans Dead Dead Demon’s Dededededestruction, les personnages lisent Isobeyan, une série fictive à la manière du comics Billy Bat dans la série Billy Bat de Naoki Urasawa.

Une œuvre réservée à un public très averti : pas tant pour ses scènes de nus que pour la cruauté et la violence qui se dégagent de certains passages. Assez difficiles d’accès malgré un dessin aguicheur, il faut s’accrocher un peu pour saisir toute l’ampleur de son travail, mais je vous garantis que l’on n’est pas déçu. Derrière ce seuil, les lecteurs avertis trouveront quelques-uns des mangas les plus forts de ces dernières années sur la prise de conscience de la vacuité de l’existence, la création, son utilité, et l’étrangeté du sentiment amoureux non réciproque.

4. BRIDE STORIES : MORI KAORU

11 volumes chez Ki-oon – Série en cours

Derrière ses planches somptueuses, Kaoru Mori crée de véritables œuvres dans l’œuvre, réinterprétant artisanat, costumes et architectures dans son travail. Kaoru Mori démarre sa carrière dans le dôjinshi avec Shirley, un personnage de domestique très jeune qui deviendra vite populaire au point de faire l’objet d’une courte série quelques années plus tard. Puis Emma, une histoire à l’ère victorienne en Angleterre également autour d’une jeune domestique. On découvre la vie londonienne à travers cette orpheline qui va vivre une histoire d’amour compliquée avec William, un homme de bonne famille. Une intrigue assez classique soutenue par un talent graphique et un travail de documentation poussé qui restituent avec talent l’ambiance, les architectures, les décors et les costumes.

Fidèle à sa patronne Kelly Stowner, tiraillée entre les différents milieux sociaux, Emma permet à son autrice de représenter la société londonienne et cette époque si propice à l’imaginaire à travers ses coulisses (pensez au succès mondial de la série Downton Abbey.) Dans ce cadre très bordé, l’autrice introduit quand même un personnage asiatique, à travers le prince indien Hakim et sa suite. Un ami de William qui va se démarquer et permettre à la dessinatrice d’introduire d’autres motifs, costumes et éléments dans son manga, qui annoncent sa grande série.

Bride Stories, une épopée dans l’Asie centrale du 19e siècle, au bord de la Mer Caspienne. À travers les yeux d’Amir, on découvre la vie des peuples nomades des grandes steppes encore coupés du monde à l’heure de la révolution industrielle. Dans cette zone où les mariages permettent de rapprocher des tribus, d’éviter des guerres ou de s’approprier des terres, les femmes deviennent un élément vital pour la survie d’un groupe. Ces mariages souhaités, arrangés, forcés, contestés qui donnent son titre à la série, s’illustrent à travers l’histoire d’Amir, cette jeune mariée d’une vingtaine d’années débrouillarde et combative, et son nouvel époux Karluk, un garçon de 12 ans timide et encore dans l’enfance. Mais la belle et talentueuse Amir est déjà l’objet de convoitises, et ses propres frères cherchent à l’enlever pour conclure une alliance plus intéressante. Tel est le point de départ de cette fiction inspirée des traditions et de la vie en Ouzbékistan et aux alentours, des lieux encore marqués par le style de vie des Mongols et de leurs descendants qui dominaient la région avant l’arrivée des Russes.

En pleine Route de la soie, on trouve aussi dans la tribu d’Amir l’ethnologue anglais Henry Smith qui permet à Kaoru Mori de mettre en scène des rituels et de s’attarder sur des morceaux d’artisanat ou de tradition avec cet œil extérieur en quête d’information. Dans un esprit proche des carnets des grands explorateurs, cette série est un voyage (fantasmé : la dessinatrice travaillant exclusivement à partir de documentation) graphique et culturel, au cœur d’une région méconnue. Le récit joue habilement sur l’étroitesse des liens familiaux et les micro-intrigues avec quelques incursions plus spectaculaires. Le talent de la mangaka parvient à nous emporter dans son imaginaire avec la même intimité qu’un carnet de voyage de Nicolas Bouvier.

On entre dans ce manga d’abord par son dessin. Assez unique et fascinant de détails : un travail minutieux sur les motifs, les lumières et les ombres pour mettre en valeur les personnages au milieu de cette profusion d’ornements. Ou sur les noirs avec ce trait épais et dense qui donne de la profondeur et du relief aux planches. Déjà riche, le style de Kaoru Mori a énormément évolué depuis sa première série et sa maîtrise sur Bride Stories la démarque énormément du reste de la production. Elle indique dans une interview travailler seule avec deux assistants qui s’occupent des finitions.

Sans être un manga historique, la série s’attache à rendre le plus fidèlement possible une aire culturelle et les traditions qui s’y attachent. L’imaginaire et les enjeux de la fiction portée par Amir et son nouveau clan lui permettent d’explorer ce monde inconnu des lecteurs et de nous faire voyager en dosant habilement le côté pédagogique de la découverte et notre attachement aux personnages à travers l’intrigue. On attend des nouvelles du tome 12 depuis quelque temps, mais compte tenu du soin apporté aux planches, on comprend que chaque chapitre lui demande un peu de temps…

5. WET MOON:  ATSUSHI KANEKO

3 volumes chez Casterman – Série terminée

Dopé au comics indés, Atsushi Kaneko développe un nouvel imaginaire en manga nourri d’influences extérieures. Le mangaka fait partie de cette nouvelle génération de dessinateurs qui travaillent seuls, sans assistants, pour garder ce qui fait la force de leur style, et celui d’Atsushi Kaneko est assez particulier au Japon, plus proche d’auteurs de comics comme Charles Burns ou Paul Pope. Cette liberté se ressent également dans le ton et l’approche de la narration avec des thèmes et des ambiances atypiques. Chassant sur les terres de David Lynch, l’auteur qui avoue avoir rêvé devenir réalisateur dans plusieurs interviews, Kaneko établie une rythmique et une manière de raconter qui passe du banal à l’étrange et de l’intime à la conspiration mondiale. Plus que des clins d’œil, certaines scènes font référence à des films célèbres et donnent aux lecteurs plusieurs clefs de compréhension.

Il démarre avec pas mal d’histoires courtes, dont une petite partie sont publiées en Français chez Pika dans le recueil Atomic (S)trip. Micro-fictions déjantées, elles mettent en place une série d’univers à la limite de l’absurde et du grotesque. Des histoires qui tendent toutes vers la destruction, le nihilisme ou l’humour noir. Souvent déstructurées, ces courtes fictions sont autant de pépites graphiques où le dessinateur explore les possibilités du médium et détourne les codes habituels du manga.

Il démarre en 1998 Bambi, sa première grande série, sorte de road movie surréaliste en manga plein de vengeance et de gangsters à l’esthétique punk et déjantée. Prolongement plus ficelé de ses premières histoires autour de cette gamine presque plus difficile à maîtriser que Yuki, la terrible héroïne de Lady Snowblood. Tous les thèmes de la pop culture semblent se donner rendez-vous dans cette histoire, entre complots, SF et thriller. Une série loufoque, mais réussie qui a révélé son auteur et lui a laissé une belle marge de manœuvre pour la suite.

Ce sera Soil qui ouvrira le bal avec son ambiance fantastique et soap à la Twin Peaks et son équipe de policiers qui tentent de comprendre ce qui se passe à Soil Newtown entre disparitions mystérieuses, monticules de sel géants et caprices de la terre. Les mystères s’épaississent au fil des enquêtes, il est question de monstres et de rites chamaniques en plus des personnes évaporées. Ville maudite  ? On s’éloigne de la série de David Lynch et Mark Frost pour revenir à des influences plus japonaises entre Spirale de Junji Itō et l’École emportée de Kazuo Umezu.

Wet Moon, série très courte, se présente comme un polar balnéaire au cœur d’un complot inquiétant au cœur des années soixante. Entre le film de yakuza, de conspiration et un épisode de la 4e dimension,  il propose une nouvelle approche de la corruption et de l’obsession amoureuse. Véritable ovni, cette trilogie policière et fantastique s’est révélée être l’une des meilleures surprises de ces dernières années. Un titre qui mérite plusieurs relectures pour tout saisir des détails cachés, des dialogues à double tranchant et aller plus loin dans cette invitation à questionner ce que l’on nous présente comme la réalité. Plus que David Lynch, c’est vers le travail de Terry Gilliam qu’il y aurait une belle comparaison à chercher. Rappelez-vous que les 12 singes ne sont pas ce qu’ils prétendent être…

Dernier titre en date, Deathco, qui prolonge cette obsession pour les complots, la violence et les jeunes femmes indomptables avec ce personnage d’assassin dans un cadre fantastique. Surdouée pour tuer, la jeune fille va se faire une place dans cette confrérie de tueurs à gages et exploser l’ordre en place. Un peu moins recherchée que ses séries précédentes, on peut la lire comme une version remaniée de Bambi.

Un trait noir, dur, plus près du comics que des codes habituels du manga sont la marque de fabrique de cet auteur qui revendique son inspiration des pochettes de disque punk et de rock progressif. Grand connaisseur de comics américain et de la bande dessinée européenne, ses influences sont nombreuses et transpirent dans ce medley survolté. Il use des aplats de noirs et des motifs géométriques pour mettre en place ses atmosphères étranges et le malaise des personnages ; une technique que complète un découpage plein de plans rapprochés et de cadrages sur des détails, des parties du corps ou des objets insolites… L’invention et la nouveauté de l’auteur se retrouvent dans ses compositions baroques à l’esthétique pop où le lettrage et les inserts donnent du relief à l’ensemble. Il utilise souvent la bichromie ou des insertions de couleurs dans ses planches très noires, ainsi que des effets 3D, des alternances de pleines pages ou des cadrages hyper serrés.

Il travaille sur un nouveau titre, Search and destroy, réécriture du personnage de Dororo d’Osamu Tezuka dont on peut voir pas mal de recherches et de planches sublimes sur son compte twitter, cela augure le meilleur à venir…

6.  CHIISAKOBE : MINETARÔ MOCHIZUKI

4 volumes chez Le Lézard noir – Série terminée

Connu pour son huis clos effrayant Dragonhead, Minetarô Mochizuki démarre une seconde partie de carrière en changeant son trait et son approche du manga. Il a  démarré avec une série à succès, Bataashi Kingyo (non traduite en français), une romance autour d’un club de natation qui fut adapté en long métrage. Suivra Bikemen (non traduit) où suite à un accident deux rockeurs, bad boy des années 60 se retrouvent réincarnés en moto dans le Japon contemporain. Deux têtes humaines sur le guidon d’une moto fonctionnelle dans ce manga de furyos (loubards japonais au style codifié qu’on peut voir dans GTO par exemple)— côté surréaliste en plus.

Puis ce sera la Dame de la chambre close où l’auteur explore une première fois le volet angoissant, étrange et glauque qui fera le succès de Dragon Head. Un jeune homme est confronté à une voisine étrange obsédée par lui (et la fille qu’il aime) qui le suit. Quelque chose cloche chez elle, sans que l’on puisse distinguer de ce qui relève de la folie ou du surnaturel. En grand fan de Kazuo Umezu (nous vous en parlions ici), il développe des thèmes communs avec l’École emportée.

Il ira plus loin avec sa série suivante : Dragon Head, un titre entre manga d’horreur et récit survivaliste. Un train déraille et ses occupants sont morts ou prisonniers du tunnel qui les a engloutis. Les enfants rescapés vont faire face à la faim, la soif, l’attente, mais surtout aux ténèbres. La folie et l’angoisse planent sur chaque page de ce manga : la peur semble être à la fois le moteur et le sujet de la série. La métamorphose tribale voir monstrueuse de Nobuo marque le lecteur, son regard tatoué dans nos mémoires. Une histoire terrifiante qui marque les esprits encore aujourd’hui avec son mix d’horreur et de réflexion sur notre humanité. Derrière le masque du frisson, le mangaka explore les relations humaines et propose des pistes presque sociologiques sur nos réactions face à la peur, au piège, et au désespoir… Analyse de nos possibles réflexes, actions de grâce et pires bassesses face au danger. Le parallèle entre le Japon du début des années 1990 en pleine crise et la situation des survivants dans le tunnel en dit long. Un manga prenant et nerveux qui reste l’un des plus réussis dans cette veine.

Avec Maiwai, il opère un changement graphique et thématique autour du personnage de Funako. Le mangaka travaille à la fois sur une épure de son trait et un choix de cadrages assez éloignés du manga habituel à partir de son nouveau modèle.

Cette jeune femme, championne d’arts martiaux se retrouve prisonnière d’un bateau de pirates contemporains à la recherche d’un trésor lui proche de l’imaginaire de Stevenson. Minetarô Mochizuki explore l’adolescence avec cette fois une approche plus intime de son héroïne et plus déjantée dans l’univers proposé. Cette aventure étrange va lui permettre de mettre au point son style et donner un nouveau ton à son travail. Jusque-là les sentiments et les changements intérieurs étaient symbolisés par le fantastique, désormais les personnages s’expriment par leurs tocs ou pathologies, l’étrange devient intérieur et profond.

Avec Tokyo Kaido, il affirme cette vision à travers une courte série, mettant en scène un hôpital psychiatrique qui héberge des ados aux pathologies spectaculaires et un docteur hermétique. Les maladies aux manifestations très visuelles donnent à la fois le cadre du récit, mais aussi une atmosphère au manga qui sera sa marque de fabrique. Difficile de s’accepter, de se confronter à la société ou d’être présent au monde. Un récit poussé par une esthétique forte où chaque détail est stylisé. La beauté et la sensualité comme carapace pour des malades servant de symboles voire de catalyseurs pour illustrer la difficulté de se plier aux normes sociales à une époque où le paraître est si important.

Avec Chiisakobé il réalise son œuvre la plus aboutie. Ce manga en quatre volumes est l’adaptation d’une nouvelle de Yamamoto Shûgorô datant de 1957, un récit qui se déroule dans l’ère Edo (1603–1868) que le mangaka a transposée dans un Japon contemporain. Contemplatif dans son dessin et dans la manière de raconter, ce manga dresse un portrait du Japon avec ses codes, son sens du devoir qui surpasse l’individu et ce respect extrême de l’ordre établi, qui ne semble pas avoir bougé depuis Edo. Tout en subtilité, le découpage s’attarde sur les non-dits et la pudeur à travers un travail admirable de dessin et de cadrages sur les corps, les personnages et leurs expressions. L’émotion et les enjeux s’insinuent dans les incompréhensions entre les cases et prennent le pas sur l’apparente passivité du récit. Car si tout semble figé dans une extrême mise en scène, que ce soit dans la place des corps, la disposition des objets ou la construction des planches (qui semblent sorties de l’encyclopédie de Diderot et D’Alembert par le soin du détail et de la représentation), il s’en dégage une énergie intense dans le jeu des relations.

Une métaphore théâtrale revendiquée par l’auteur tant les personnages semblent incarner des archétypes classiques revisités avec un côté pop assez surprenant dans cette tragi-comédie du quotidien. Aussi les personnages personnifient des postures ou des masques : l’un des protagonistes principaux cache intégralement son visage sous un masque de barbe et de cheveux (dont on ne distingue même pas les yeux) établissant ainsi un fort contraste avec l’héroïne dont les gros plans permanents semblent tout dévoiler. Un conte moderne qui enchante et surprend.

Désormais plus proche de la ligne claire européenne et du découpage propre au cinéma que du manga de ses débuts, le trait de Mochizuki vibre sous cette apparente froideur. Très stylisé et aérien, le dessin s’attache à montrer les émotions par des moyens détournés. Il innove par ses plans ou angles de vues qui mettent en valeur les personnages. La beauté agit comme un vernis qui cache le mal-être et les difficultés des personnages permettant au dessinateur de prendre son temps. Selon les émotions recherchées, le détail fait sens et instinctivement on cherche du coin de l’œil la plus petite variation. Cette attention aux regards, aux mouvements ou au silence est au cœur du travail du dessinateur depuis ses premiers travaux et le huis clos de Dragon Head. Une approche qui lui permet de redessiner sans cesse les mêmes décors et le même petit groupe de personnage avec à chaque fois une touche plus énigmatique, effrayante ou rassurante…

Depuis Chiisakobé, on attend sa prochaine série. Il a illustré en 2018 la version manga du film de Wes Anderson l’Île aux chiens. Une belle rencontre esthétique pour ces deux auteurs attachées aux détails, à l’étrange et à la magie du quotidien.

7. A SILENT VOICE : YOSHITOKI ÔIMA

7 volumes chez Ki-oon – Série terminée

Sa première série a créé la surprise, énorme succès au Japon puis en France, renforcé par la sortie du film qui en est tiré. Après avoir dessiné l’adaptation manga du roman de SF Mardock Scramble, Yoshitoki Ôima propose son premier titre à 23 ans qui deviendra A Silent Voice. Un shonen autour du handicap, du harcèlement et du repentir avec la particularité de mettre en image la langue des signes de manière réaliste. À partir d’une histoire courte remarquée, le développement de cette série demanda à la dessinatrice et son éditeur plusieurs années et obtint le soutien d’associations japonaises de sourds et malentendants.

Le titre évoque plusieurs sujets inédits en mangas, le handicap et la représentation d’une héroïne malentendante, mais aussi le harcèlement scolaire. Les Japonais utilisent le terme d’Ijime (intimidation) pour ce type de harcèlement, mais également le bizutage ou les pressions sociales qui peuvent continuer une fois adulte. Un terme assez tabou, car fréquent dans les écoles et parfois ignorées des enseignants qui ferment les yeux (ce qu’on peut voir dans la série) à tel point que le gouvernement japonais a mis une loi dédiée en place.

Un destin compliqué pour Shoko, une jeune fille sourde de naissance qui a du mal à s’intégrer et qui va faire l’objet de persécutions dans sa nouvelle école. Shoya, garçon populaire va lui mener la vie dure, la taquinant puis devenant de plus en plus agressif envers elle entrainant les autres élèves jusqu’au point de rupture. Après une plainte et une remise au point du corps enseignant, les autres élèves se retournent contre Shoya et vont le mettre à l’écart. Devenu lui même stigmatisé, il va faire un long travail sur lui même jusqu’à vouloir se racheter auprès de Shoko des années plus tard. Le manga alterne ces époques pour nous faire comprendre les différents points de vue. Avec une intrigue qui s’organise en circuit fermé autour d’un décor symbolique, le pont, sur lequel les personnages se retrouvent régulièrement à différents stades de leurs vies.

Après la conclusion en 7 volumes de cette histoire, elle revient au fantastique et à la science-fiction de ses débuts avec To Your Eternity. Un être immortel arrive sur Terre et va faire l’apprentissage de la vie au contact des créatures terrestres. Sans forme, Imm la créature a la capacité de copier chaque forme de vie avec qui elle est en contact, d’en garder un peu de mémoire ou encore de se régénérer. Un combat pour la vie assez cruel et violent qui prend quand même le temps de regarder le monde qui passe. Assez poétique dans sa forme ou dans les images évoquées, l’évolution de Imm s’accompagne d’un regard sensible sur la nature et les relations entre les hommes. Et malgré les grands espaces, ce sont l’intimité, les non-dits et les émotions qui sont explorées et interrogent notre rapport au monde, notre condition ou notre idée du bonheur.

Un dessin plutôt classique mais qui porte une grande attention aux décors et aux cadrages. Le travail sur les postures et la gestuelle conditionné par le thème de A Silent Voice donne de la force aux planches et une personnalité particulière à ces héros aux visages naïfs. L’autrice propose de nombreuses idées originales dans cette mise en scène, avec un découpage adapté pour que les personnages puissent signer, alliant précision du dessin des mains et sensations de vitesse. Un style qui gagne en caractère au fil des volumes de sa dernière série. Elle porte également une grande attention au découpage, au rythme et fait souvent usage de longs passages muets qui profite de ce talent.

Comme dans sa précédente série, Yoshitoki Ôima arrive à faire réfléchir et divertir, une habileté rare qui fait d’elle une autrice dont chaque nouveau projet est très attendu.

8. THE ANCIENT MAGUS BRIDE : KORÉ YAMAZAKI

17 volumes chez Komikku – Série en cours

Son dessin chargé et plein de référence séduit si bien que Koré Yamazaki a sorti plusieurs artbook dès les débuts de la publication de cette série. Elle démarre sa carrière avec plusieurs histoires courtes Denpatou (non traduite) abordant une thématique SF originale : la fin des télécommunications, à travers son héroïne qui possède l’une des dernières radios. Transparent Museum (non traduite), sur un musée sans œuvres qui abrite une créature étrange. Et une série courte dans un tout autre style avec Futari No Renai Shoka (non traduite), une histoire d’amour entre une jeune libraire et son premier client qui vont apprendre à se connaître à travers les livres.

Puis ce sera Frau Faust, une remise au goût du jour du conte philosophique de Goethe à travers la mystérieuse Johanna Faust. Un titre qui annonce la plupart des thématiques de The Ancient Magus Bride avec cette relation complexe entre maître et serviteur, cette jeune femme et une bête, l’hérédité et le rapport à la magie… Si Johanna Faust cherche activement à redonner vie au corps de Méphistophélès son ancien serviteur, le manga alterne les époques pour comprendre leur relation et celle de l’alchimiste avec la légende racontée par Goethe. Une série en cinq volumes qui lui permet d’affiner son style et de mettre en place son univers.

Avec The Ancient Magus Bride elle rassemble toutes ses influences d’Harry Potter à Shakespeare en passant par Lovecraft pour créer cet univers complexe dédié à la magie. En laissant de côté le patrimoine japonais des yokaï, elle recrée à sa sauce les mythologies européennes derrière la figure du magus Elias et de la jeune Chise, un catalyseur de la magie ambiante. Cette adolescente achetée par le vieux magicien pour en faire sa femme se prend d’affection pour lui et découvre le merveilleux qui se cache derrière le voile du monde. Un Syndrome de Stockholm immédiat ou une version moderne de la Belle et la Bête selon les termes de l’autrice qui cherche une possible romance sans que le personnage puisse quitter son rôle de bête. Intrigues et secrets au programme de cette romance étrange, qui met un peu de temps à avancer.

L’imagination et le talent de dessinatrice de Koré Yamazaki lui permettent une grande liberté dans le design des créatures, objets et décors de cet univers fantastique. Mélange de l’imagerie populaire et d’une réinterprétation maison, très riche et qui semble emprunter à plusieurs sources.

S’il est vrai que l’histoire prend un peu son temps, l’autrice en profite pour ajouter au merveilleux dans chaque coin de case et à chaque nouveau personnage. Derrière ce style bien affirmé, elle n’hésite pas à user les codes habituels du manga, en proposant des personnages déformés ou stylisés pour des moments plus légers, ou à varier ses compositions, se servant beaucoup de trames ou inversant l’utilisation du noir & blanc pour créer des effets plus immersifs.

À chaque nouveau volume, son univers se densifie et la suite promet d’être encore plus recherchée. Une autrice qui n’en est qu’au début d’une belle carrière dont on attend les prochains projets avec attention.

9. NOISE: TETSUYA TSUTSUI

3 volumes chez Ki-oon – Série terminée

Repéré par ses traducteurs à ses débuts, Tetsuya Tsutsui est l’un des rares mangakas à travailler ses séries directement en collaboration avec ses éditeurs français. Nous avions parlé de ONE et de ses débuts sur internet, Tetsuya Tsutsui est l’autre grand exemple de mangaka repéré en ligne et devenu un auteur reconnu. Mais ce sera cette fois par le biais d’éditeurs français qui repèrent son travail en ligne depuis Fool’s Paradise, son premier titre, et lui proposent une publication. Duds Hunt et Rêves Eveillés se retrouvent publiés en un volume puis traduit en japonais par Square-Enix. Thrillers violents et malsains prenant place dans l’univers des réseaux sociaux, des jeux et de la réalité virtuelle. Il enchaîne avec un autre one-shot RESET, dans le même esprit proposant une enquête plus construite pour enrailler les incitations au suicide d’un jeu en ligne.

En parallèle, il débute Manhole, une série plus ambitieuse renouvelant le genre zombie en changeant la donne : des êtres humains se comportent comme des zombies sans en être… Un duo de flics tente de démêler l’affaire, mais ils s’enfoncent dans le glauque et le complot à chaque nouveau meurtre. Un manga violent dans ses propos et ses images qui donne une vision nouvelle du genre (même si la caractérisation des personnages de flics est un peu classique). Sans être de l’horreur ni de la SF ce thriller gore provoque des sensations de malaise qui accompagnent parfaitement l’état d’esprit des policiers qui découvrent les faits, donnant de la crédibilité à l’univers.

L’auteur fait une longue pause avant d’entamer sa nouvelle série Prophecy. Une réécriture de ses premières histoires dans un cadre plus maîtrisé. Un tueur masqué se sert des médias sociaux pour annoncer ses crimes et narguer la police, on retrouve une brigade anti-cybercriminalité aux trousses du meurtrier connecté. Cette fois tout y passe et on trouve dans cette série une analyse plus fine du mauvais usage possible des réseaux et un polar dans l’air du temps. Un spin-off sera scénarisé par l’auteur et dessiné par Fumio Obata, autour de jeunes qui vont copier les méthodes du tueur quelques années plus tard.

Ce thème de la jeunesse embrigadée est une préoccupation au centre du projet suivant de l’auteur Poison City. Tetsuya Tsutsui découvre en 2013 que Manhole à été classée « œuvre préjudiciable aux mineurs » par l’Agence pour l’enfance et l’avenir, section des affaires sociales et de la santé, département de Nagasaki. Le mangaka réagit en plaidant sa cause avec le soutien d’avocats et écrit cette série d’anticipation qui imagine un gouvernement japonais qui censurait et classifie les œuvres selon leur niveau de nocivité. Les points de vente devant désormais indiquer que l’ouvrage est nocif et demander la carte d’identité à l’acheteur pour éloigner les mineurs. Mieux, cette commission de censure avance pour aller plus loin et proscrire tout ce qui pourrait choquer les enfants : à peu près tout selon le point de vue adopté. Un jeune mangaka propose un projet similaire et affronte la censure. Pressions sur l’éditeur, échanges avec le célèbre auteur par qui la commission à tout déclenché suite à un meurtre inspiré de l’un de ses livres. Mais aussi soutien d’un éditeur étranger qui lui explique la censure aux USA via le Comics Code Authority. La dystopie déroule un parcours très inspiré de sa vie et on peut relire ses œuvres avec cette nouvelle clef de lecture.

Son questionnement se poursuit dans sa dernière série en date Noise. Où il sera question de rapport à la justice, de la folie de se faire justice soi-même ou des conséquences de ses actes. Série courte elle aussi, le 3e volume arrive pour clôturer ce polar campagnard, l’auteur ayant abandonné les univers très urbains et connectés des débuts (même si les téléphones, GPS et autres vidéosurveillances sont toujours là au milieu des vergers comme symboles indélébiles de notre époque). La rumeur fait place aux réseaux sociaux et le village marche comme un monde clos. Fort de ses expériences, le mangaka va un peu plus loin dans sa représentation du mal qui peut être enfoui chez l’humain, sur les justiciers autoproclamés ou le rôle de la police (et de l’État) dans le cadre de la vengeance. Une succession de scènes tendues et d’interrogations fortes dans un cadre de polar bien maîtrisé.

Son trait n’a cessé d’évoluer depuis ses débuts et dans ses dernières séries, on peut lire des planches de grande qualité. Souvent centré sur les protagonistes, le dessinateur apporte beaucoup de soin au choix des plans et au travail sur les ombres & les détails. Assez épurés, les visages marquent par une caractéristique ou un détail qui donnent aussi des informations sur le personnage (et ceux-ci peuvent être trompeurs dans un thriller). Les décors sont plutôt absents pour favoriser les dialogues et la narration, mais le dessinateur prend le temps d’installer ses récits et ses ambiances et se font assez réalistes quand l’histoire le demande.

Un auteur à suivre depuis Manhole qui provoque à chaque sortie pas mal d’interrogations. Son approche semble avoir évolué et les intrigues gagnent en intensité, en profondeur et s’éloignent du divertissement pur pour interroger notre époque. Souvent, il force le trait des personnages « mauvais » au point de les diaboliser, on ne peut s’empêcher de chercher la symbolique de ces traits exagérés après la lecture de Poison City… Le dernier volume de Noise est attendu et on verra ce que le mangaka nous réserve pour ses prochaines séries.

10. LES LIENS DU SANG : SHŪZŌ OSHIMI

11 volumes chez Ki-oon – Série en cours

Les œuvres de Shūzō Oshimi sont réservées à un public averti, tant sur la manière d’aborder les sujets et leurs traitements, que par les images. Comme chez Inio Asano avec qui ils partagent la même fascination pour la mise en scène des sentiments ou la transgression des codes qui permet de faire apparaître les préoccupations de la jeunesse contemporaine dont on entend peu la voix en manga.

Il démarre sa carrière à tout juste 20 ans avec plusieurs histoires courtes, dont Sweet Poolside (non traduite) qui sera adaptée en film. Ce titre, mais aussi Avant-Garde Yumeko (non traduite) traite du rapport au corps et de la découverte de la sexualité. Devil Ecstasy (non traduite) explore un versant plus érotique et fantasmé. Puis Yuutai Nova (non traduite) qui met en scène le sexe à travers une expérience où un jeune homme sort de son corps et découvre qu’il peut se mélanger à un autre esprit dans un autre corps. Série qui servira de matrice à une œuvre plus affirmée Dans l’intimité de Marie. Puis il entame une première série longue Drifting Net Cafe (non traduite) adapté en drama qui met en scène un homme qui va devenir père, retrouve son premier amour et croyant s’échapper quelques heures se retrouve prisonnier du café de leur rencontre, hors du temps. Dans cette dimension effrayante il va lutter à la fois pour sa survie et, pour ne pas retomber amoureux.

En 2009, il s’attaque à une série longue explorant le passage à l’âge adulte qui va le faire connaître à l’international, Les Fleurs du Mal. Traversé par la poésie romantique de Baudelaire et les dessins d’Odilon Redon, il aborde ce moment clef où tout est possible, et où les relations sociales deviennent si compliquées. Amoureux des vers du poète français, Takao est un élève introverti qui n’ose pas aller parler à Nanako, une jeune fille de sa classe qu’il aime secrètement. Alors qu’il lui fouille dans ses affaires, une autre camarade Sawa le surprend et le fait chanter. De ce mauvais départ, Takao et Sawa vont s’apprivoiser et le garçon va peu à peu s’affirmer, dévoilant son moi profond. Surprenant, beau et violent, ce titre donne une impulsion nouvelle dans le travail de Shūzō Oshimi où cette fois la question de la norme, de la perversité, du regard des autres ainsi que la frontière floue de la fin de l’adolescence, se voient questionnées à la lumière des poèmes ténébreux de Baudelaire. Adapté en anime avec un procédé de rotoscopie qui donne une atmosphère particulière à l’œuvre, cette série très populaire au Japon est en cours d’adaptation en film cette année.

Il enchaîne avec un autre succès, Dans l’intimité de Marie, une plongée dans les non-dits, l’identité et les interrogations profondes de la puberté. Isao vit seul et croise régulièrement une lycéenne, Marie, avant de se retrouver un matin dans son corps. Après une première exploration des fantasmes masculins plutôt timide, Isao doit prétendre être la jeune fille le temps de trouver ce qu’elle est devenue, s’interrogeant sur qui il est au passage, et espérant reconquérir son identité. Avec l’aide d’une camarade pas vraiment proche, ils vont mener l’enquête sur la vie de Marie qui cache de nombreux secrets, brisant son apparente perfection. L’auteur renouvelle le genre body swap avec ce héros prisonnier du corps d’une jeune femme qui semble avoir disparue.

Dans Happiness, il se sert de la figure du vampire pour traduire ce trouble adolescent et les changements qui accompagnent la puberté. Mordu par une vampire, le souffre-douleur du lycée Makoto va devoir lutter contre sa nouvelle nature en essayant de vivre une vie de lycéen normal. Métaphore du changement à l’œuvre, sa nouvelle nature et ses pulsions sont un handicape de plus dans ses relations sociales.

Dernière œuvre en cours, Les Liens du sang, qui s’intéresse cette fois aux relations parents-enfants à travers le personnage de Seiichi, un jeune garçon couvé par sa mère, Seiko. On découvre que cette attention extrême cache quelque chose de beaucoup plus malsain dans son comportement, et un jour cet amour prend un tournant décisif. Une figure maternelle inquiétante dont on avait pu voir une esquisse à travers un personnage de la série Dans l’intimité de Marie. On rentre immédiatement dans cette relation toxique, en quelques pages l’auteur arrive à nous faire ressentir le malaise jusqu’aux révélations terribles qui ponctuent chaque volume. Probablement son titre le plus dérangeant mais également le plus beau et hypnotique.

Le style de Shūzō Oshimi s’affirme au fil des séries, passant d’un trait très rond, très doux à un style plus complexe et maîtrisé depuis Happiness. C’est dans Les Liens du sang que son dessin s’épanouit avec de grandes cases spectaculaires sur les visages ou les regards des personnages. Le mangaka travaille beaucoup le langage corporel et les attitudes pour faire passer des émotions et des éléments de l’intrigue dans les silences inquiétants qui ponctuent l’œuvre. Un beau travail également sur les textures, les hachures, les ombres et les volumes pour donner corps aux quelques protagonistes de cette histoire resserrée.

La période de transition entre l’enfance et l’âge adulte, la puberté et l’éveil à la sexualité, les relations intimes et familiales, voilà le matériau que creuse en profondeur ce mangaka dont le travail se distingue de la production actuelle. Un auteur très cultivé qui s’inspire beaucoup de son histoire personnelle pour interroger la notion de normalité à notre époque et tenter de comprendre les conventions sociales dans ces zones d’ombres. C’est aussi un grand conteur dont le sens du rythme nous garde captifs de ses histoires émouvantes et dérangeantes.

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Image principale ©TAIYŌ MATSUMOTO / KANA / SHOGAKUKAN

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