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par Thomas Mourier - le 23/06/2021
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par Thomas Mourier - le 23/06/2021

Chris Ware Grand Prix 2021 du Festival international de la BD d’Angoulême

L’américain Chris Ware vient d’être sacré par ses pairs , une récompense qui couronne l’ensemble de la carrière d’un auteur. Une récompense très attendue pour cet auteur qui est l’un des plus novateurs du médium.

Chaque année, les autrices & les auteurs élisent un auteur qui sera célébré l’année suivante avec une grande rétrospective et son nom au panthéon des Grands de la bande dessinée.
💡 À ne pas confondre avec le palmarès et les prix des meilleurs albums dévoilés lors de la Cérémonie de remise des Prix.

Vous n’avez pas encore croisé le fabuleux & intrigant travail de Chris Ware ?

Il est incontestablement l’un des grands génies de la bande dessinée méconnus du grand public, Chris Ware a bâti une œuvre forte et exigeante où rien n’est laissé au hasard. Le dessinateur est connu pour son implication à tous les niveaux, de la création à la réalisation de l’objet.

©Chris Ware
©Chris Ware

Comme Art Spiegelman, Chris Ware est un artiste qui connaît parfaitement l’histoire du médium et s’en empare pour créer des œuvres puissantes et exclusives à la Bande Dessinée. Son travail imprime un seuil très élevé dans les possibilités du 9e art et un aspect de son travail fonctionne sur l’exploration de ces limites. Son œuvre reste l’une des plus exigeantes pour le lecteur, dont l’attention extrême portée sur les détails, la mise en scène, le paratexte omniprésent, les perspectives axonométriques et à l’utilisation intense de l’ellipse (un des attributs majeurs de la BD)…

Mais revenons au début des années 2000 et la publication en album de son grand livre Jimmy Corrigan, le gamin le plus intelligent du monde après dix ans de prépublications dans sa revue Acme Novelty Library publiée par Fantagraphics puis à compte d’auteur. Cas assez rare, la plupart de ses livres ont été prépubliés dans cette revue luxueuse dont il est le seul aux commandes, mais surtout, ils ont été publiés en parallèle. Alors que les épisodes de Jimmy Corrigan étaient prépubliés ceux de Building Stories avaient déjà commencés avec Quimby the Mouse, Rusty Brown, Jordan Lint.

Il ira beaucoup plus loin dans Building Stories qui se présente sous forme d’une boîte contenant 14 petits livres illustrés aux formats différents sans mode d’emploi ou ordre de lecture particulier, chaque lecteur composant son “livre” idéal ou accidentel. Et qui sera différent à chaque relecture pour découvrir la vie de cette femme qui passe à côté de sa vie et présente pas mal de points communs avec Jimmy Corrigan.

©Chris Ware
©Chris Ware

Un album dense de presque 400 pages, une plongée dans la vie de Jimmy, un adulte aux réactions d’ado. Puceau, introverti, dominé par sa mère possessive et hanté par l’absence de son père qu’il n’a jamais connu. Avant Thanksgiving, il reçoit une lettre de ce père inconnu et décide de le rencontrer en cachant cette nouvelle à son père. Et à travers cette histoire on découvre la vie de la famille de Jimmy sur 3 générations, s’entremêlant avec l’histoire de la ville de Chicago. En pointillé, on découvre la culpabilité et les problématiques qui semblent ataviques. L’histoire est bien plus complexe que ce résumé rapide, précisons que le dessinateur met en scène les émotions avec une simplicité et une sincérité rare et que malgré le résumé qui semble un peu mélancolique : tout le livre joue sur cet humour pince-sans-rire, ce comique du désespoir qui fonctionne à merveille dans les œuvres post-modernes contemporaines.

L’année dernière est sorti Rusty Brown, un autre album-monde au format proche de Jimmy Corrigan qui met en scène les destins croisés de 7 personnages qui évoluent dans une petite ville du Nebraska. Avec au centre de cette galerie de personnalités en marge, le portrait & la vie d’un enseignante remarquable. On y croise aussi un double de Ware lui même, en prof de dessin maniaque dans une oeuvre qui synthétise toutes ses obsessions.

Difficile à décrire tant la relation texte-image est imbriquée, et les subtilités entre l’œuvre-objets sont grandes, vous devez en lire quelques pages pour vous faire une idée. Ne pas le faire serait passer à côté de l’un des auteurs contemporains les plus importants et d’une œuvre singulière, poignante et inoubliable.

Nous reproduisons l’élégante lettre de remerciement de Chris Ware adressée au Festival international de la BD d’Angoulême :

Enfant, je passais des heures dans le sous-sol chez ma grand-mère à dessiner des bandes dessinées sur des bouts de carton. Chaque fois que j’en terminais une, je remontais l’escalier à pas de loup, je glissais mon œuvre sous la porte de la cuisine et j’attendais, en retenant mon souffle. Ma grand-mère, qui était très gentille, riait toujours un peu trop fort ou bien me lançait quelques mots d’encouragement, même lorsque ce que j’avais dessiné n’avait pas grand intérêt. Alors, tout guilleret, je retournais illico dessiner une autre historiette (pour ensuite, bien entendu, la soumettre à l’infinie indulgence de ma grand-mère).

Entre cette période féconde de création juvénile et celle, plus mature, des albums imprimés et édités pour de vrai, j’ai glissé de nombreux dessins sous ma porte et par-delà les océans, à l’attention de lecteurs plutôt bien élevés et avec lesquels je n’ai pas grand-chose en commun, si ce n’est la vie et un penchant pour une forme d’expression en images ; j’en arrivais même à me demander s’ils achetaient mes albums juste pour m’être agréable.
Aujourd’hui, je pense pouvoir répondre à ma propre question. En fait, je suis bluffé ! Aux États-Unis, la bande dessinée n’est même pas considérée comme un art, tout neuvième soit-il… je vous suis tellement reconnaissant, à vous les Français, d’avoir ce grain de folie, celui de me faire un tel honneur, sans parler de cette généreuse ouverture aux dessinateurs du monde entier grâce à laquelle ils me témoignent de leur amitié artistique. La liste des précédents lauréats me fait l’effet d’un panthéon, et bien que je considère la notion de compétition comme étant aux antipodes de l’art, je comprends cette propension qui nous caractérise, nous les humains, à vouloir témoigner de notre affection pour les choses qui rendent la vie plus… comment dire… vivante ! Je ne prétends pas que ce soit le cas pour mon propre travail, mais je peux au moins avouer être extrêmement flatté de figurer parmi mes camarades dessinateurs (qui, je l’espère, me le pardonneront), en particulier les talentueuses Pénélope Bagieu et Catherine Meurisse, nominées cette année.

Ce n’est pas un hasard si la lithographie, en conférant une dimension jetable aux dessins dès leur création, a marqué un tournant majeur dans l’histoire de la bande dessinée. Mais au-delà de sa représentation sous forme d’objet artistique par essence transitoire, cette dernière nous permet également d’exprimer, avec une troublante acuité, ce que nous condensons de nos expériences de vie, nos tentatives de nous comprendre les uns les autres, et surtout, ce que nous retenons de nos existences individuelles. Malheureusement, nous passons aussi la majeure partie de notre temps à ressasser nos déceptions, à redouter l’avenir et à pleurer ceux que nous avons perdus, sans remarquer l’exquise beauté qui est pourtant là, à notre portée, partout et à chaque instant.

Nous, les humains, sommes jusqu’à preuve du contraire la seule espèce sur Terre à continuer de voir les yeux fermés ; nous en faisons l’expérience chaque nuit et aussi d’une certaine manière lorsque nous sommes éveillés, repassant et remaniant sans cesse le film de nos vies, ce fil conducteur qui nous relie du berceau au tombeau. Dit autrement, nous autres auteurs et dessinateurs ne faisons rien de plus, assis devant un ordinateur ou debout face à un chevalet, que tout un chacun, à cela près que nous laissons derrière nous tout un fourbi que nos enfants n’auront plus qu’à jeter ensuite.

Ce mode d’expression en images, transitoires par nature, présente tout de même certains avantages artistiques ; en effet, là où celui qui ne comprend pas une peinture ou une sculpture blâmera ses propres lacunes en histoire de l’art, celui qui ne comprend pas une bande dessinée accusera son auteur de ne pas être à la hauteur. Nous les dessinateurs de bandes dessinées avons l’habitude d’être considérés comme des « idiots » ; tant mieux, car cela nous permet d’établir un lien plus franc, plus direct avec le lecteur et donc de lui proposer une véritable expérience émotionnelle. La plupart d’entre nous sommes au travail quand nos proches font « la fête », ou dorment tout simplement. Nous savons à quel point cela peut être difficile à vivre, et surtout l’effort que ça représente… des années de concentration et de détermination.

Pour toutes ces raisons, après une année éprouvante sur fond de pandémie pendant laquelle tout le monde s’est retrouvé confronté (ah, ah !) au quotidien d’un dessinateur de bandes dessinées (enfermé à la maison, condamné à glisser des mots sous les portes), j’ai la sensation réconfortante d’être enfin pris au sérieux, par vous tous, et aussi par votre pays où l’art et l’écriture sont considérés à leur juste valeur. J’en suis d’autant plus ému et touché que ma propre terre natale pourrait être qualifiée de pays en voie de développement, vu la façon dont elle a quasi abandonné la démocratie ces quatre dernières années. Liberté ! Fraternité ! Et surtout : Merci !

Chris Ware

Angoulême : qui vote et comment ? 

Ce ne sont pas les lecteurs ni un comité d’experts, depuis 2015 le Grand Prix est élu par les auteurs·trices.
Les organisateurs du Festival international de la BD d’Angoulême (FIBD) annoncent un peu plus de 1600 auteurs·trices inscrit.es sur leurs listes.

Tous les auteurs·trices édité.es en langue française, de toutes nationalités, peuvent voter pour un trio de leur choix. À la fin de ce premier tour de vote libre, les 3 auteurs ayant recueilli le plus de votes sont proposés au 2e tour.

©Chris Ware
©Chris Ware

Illustrations © Chris Ware

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