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Incontournables
par Thomas Mourier - le 8/11/2018
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par Thomas Mourier - le 8/11/2018

Découvrir les comics — ép.4 : Les graphics novels en 10 essentiels

Les trois premiers dossiers dédiés aux comics étaient consacrés au genre dominant aux USA : les récits de super-héros (épisodes 1 & 2) mais aussi leurs variations plus contemporaines (épisode 3). Passons à l’autre versant du meilleur de la production américaine avec les graphics novels, depuis le fondateur du genre Will Eisner à son représentant… Lire la Suite →

Les trois premiers dossiers dédiés aux comics étaient consacrés au genre dominant aux USA : les récits de super-héros (épisodes 1 & 2) mais aussi leurs variations plus contemporaines (épisode 3). Passons à l’autre versant du meilleur de la production américaine avec les graphics novels, depuis le fondateur du genre Will Eisner à son représentant le plus médiatique Art Spiegelman.

Sommaire 📰

1. WILL EISNER : UN PACTE AVEC DIEU
2. ROBERT CRUMB : MR NATURAL
3. RICHARD CORBEN : DEN (& GRAVE/DENAEUS)
4. NEIL GAIMAN : SANDMAN
5. ART SPIEGELMAN : MAUS
6. DANIEL CLOWES : GHOST WORLD
7. CHARLES BURNS : BLACK HOLE (& ToXic)
8. CHRIS WARE : JIMMY CORRIGAN (& Building Story)
9. JOE SACCO : GAZA 1956. EN MARGE DE L’HISTOIRE
10. ALISON BECHDEL : FUN HOME
BONUS EMIL FERRIS : MOI CE QUE J’AIME C’EST LES MONSTRES

1. WILL EISNER : UN PACTE AVEC DIEU

Cet album publié en 1978 est considéré comme le premier roman graphique et désigné comme tel par son auteur Will Eisner qui fait inscrire la mention « A graphic novel » sur la couverture. Une stratégie éditoriale pour sortir l’album des rayons jeunesse et humour où étaient habituellement placées les bandes dessinées aux USA, mais pas uniquement.  Considéré par ses pairs et par les fans comme l’un des plus grands dessinateurs du médium, Will Eisner qui avait mis de côté son activité d’auteur au profit de la publicité et de la réédition de ses œuvres précédentes revient avec un regard neuf sur le comics et va changer l’histoire du 9ème art.

Ce vétéran du dessin, qui maîtrise tous les styles et les codes contemporains, cherche d’autres pistes graphiques et scénaristiques pour la BD. L’auteur du Spirit, s’y réinvente en proposant une nouvelle manière de raconter avec un point de vue plus intimiste, un format plus dense en noir & blanc éloigné des fascicules et de la publication en série. Qui bénéficie d’une mise en page singulière qui s’affranchit de la case et du découpage habituel. Une volonté de créer un art total pour cet homme qui également théorisé la Bande Dessinée à travers cours à l’École d’Arts Visuels de New York et d’ouvrages pédagogiques. Du scénario à l’encrage, du lettrage à la mise en scène en passant par le dessin ou les dialogues : le dessinateur réinvestit tous les posts dans un univers où habituellement ces tâches sont très codifiées et réparties sur plusieurs artistes. Les planches d’Eisner semblent animées et ses personnages tout droit sortis d’une pièce de théâtre.

Composé d’histoires courtes qui ont pour dénominateur commun New York, les immigrés juifs et la mémoire, Un pacte avec Dieu sera suivit de deux autres livres qui forment une trilogie informelle : Jacob le cafard et Dropsie Avenue. Tous les titres écrits à cette période sont assez exceptionnels, explorent ces thématiques, présentent des éléments empruntés à la biographie de son auteur et on ne peut que vous les conseillez : New York trilogie (Lire l’incontournable), Le rêveur, Au cœur de la tempête, La Valse des alliances, et l’un des plus réussis : Fagin le juif. Infatigable créateur, Will Eisner termine sa carrière en se renouvelant encore, en publiant Le Complot, L’histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion, un livre à mi-chemin entre roman graphique et enquête, entre pages de fiction, citations et reproduction de document. Vous l’aurez compris, Un pacte avec Dieu (A Contract with God) ou New York trilogie ne sont que la porte d’entrée de son incroyable univers qu’on vous conseille d’explorer jusqu’au Spirit.

🏵 Les plus hautes distinctions remportées par des Bandes dessinées aux États unis sont appelées les Eisner awards en hommage au grand dessinateur (Sont remis également les Harvey Awards et les Ignatz Awards parmi les plus prestigieux). Il remporte 3 fois cette distinction qui porte son nom en 1992, 1997 et 2002. Fut inscrit au « Temple de la renommée » des Eisner » en 1987, et élu Grand Prix de la ville d’Angoulême en 1975. Ainsi que des dizaines de prix partout dans le monde.

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2. ROBERT CRUMB : MR NATURAL

On tord un peu la règle du jeu, il ne s’agit pas à proprement parler de roman graphique, mais on ne voulait pas faire l’impasse sur le travail de Robert Crumb qui a influencé plusieurs générations d’auteurs tant par son dessin fascinant que sa vision de l’autobiographie et ses libertés avec les codes de la bande dessinée. Avec Fritz the cat, Mr. Natural est l’un des personnages les plus emblématiques du travail de Robert Crumb. Il apparaît en 1968 dans le premier numéro de Zap Comix, entièrement réalisé et édité par R.Crumb avant d’être rejoint par d’autres dessinateurs pour les numéros suivants. Ce numéro d’anthologie matérialise la diffusion massive des comics underground, désormais comix. Avec Gilbert Shelton et ses Fabulous Freak Brothers (au sommaire du N° 3 de Zap Comix), il va incarner cette contre-culture en bande dessinée en multipliant les parutions, supports et sujets. Entre hippie escroc et guide spirituel pour cynique, les planches de Mr Natural mettent en scène l’Amérique des années 60-70 et s’empare de sujets de société. Politique, féminisme, racisme à travers le prisme de la vague new age en vogue à l’époque. Ce personnage fétiche à traversé les années 60-70 puis disparu de la circulation avant d’être réembauché par son auteur dans les années 80.À la même époque, il alternera les personnages et les types de récits dans Zap Comix et dans d’autres supports.

Une grande partie de ses récits sont réunis et republiés par éditions Cornelius, souvent avec des inédits, planches retravaillées, introductions… On vous conseille particulièrement Mes problèmes avec les femmes, Mister Nostalgia et Amerika. Cornelius continue sa politique de réédition du maître, et vient de faire paraître Mode O’Day, un recueil d’histoires courtes où il attaque l’ultralibéralisme, le consumérisme et l’état d’esprit d’un pays où l’humain n’est qu’un produit comme un autre. Strips parus dans les années 80 dans le magazine Weirdo, à grand renfort de fausses pubs et pastiches hilarants encore bien d’actualité 40 ans après. Profitons-en pour évoquer aussi American Splendor d’Harvey Pekar. Présenté comme autobiographique, Harvey Pekar racontera son quotidien en comics illustré par des amis dessinateurs. Robert Crumb en a illustré quelques numéros réunis chez Cornelius dans le recueil Harv’n Bob. On le retrouve aussi dans les 3 volumes d’anthologie chez Ça et Là qui reprend l’essentiel des publications de Pekar et Co qu’on vous conseille fortement.

🏵 Il est le plus jeune auteur à avoir intégré le Temple de la renommée des Eisner awards en 1991. Et en France le seul auteur Grand Prix de la ville d’Angoulême en 1999 à avoir vu son affiche censurée.

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3. RICHARD CORBEN : DEN (& GRAVE/DENAEUS)

Comme Crumb, Richard Corben vient des fanzines et du comics underground, mais prendra une voie radicalement différente. Le jeune dessinateur s’est forgé en quelques années une réputation internationale, a adapté les grands écrivains du fantastique (Poe, Howard) collaboré avec les grandes maisons DC/Vertigo, Marvel (Hulk, Punisher, Hellblazer, Ghost Rider), ou sur de grosses licences (Conan, Hellboy) avec un style qui reste encore aujourd’hui unique. Très vite, il développe plusieurs techniques graphiques, et se concentre sur la couleur pour créer des planches oniriques et inquiétantes qui détonnent au début des années 70. Et encore aujourd’hui. À trente-trois ans, il publie les premières planches de l’œuvre qui va le faire entrer dans la légende : Den. D’abord dans Grim Wit n°2, une publication confidentielle, immédiatement reprise par la revue Métal Hurlant (et Heavy Metal, sa version US). Tous les auteurs français du magazine parlent d’un choc. Les introductions de Philip José Farmer et Joe Staline (aka Jean-Pierre Dionnet & Philippe Manoeuvre) dans la première édition de l’album en 1978 sont dithyrambiques et pour cause, l’album est hors-norme même dans un journal comme Métal Hurlant.

Un nerd se retrouve coincé dans le corps d’un guerrier à la musculature démesurée en passant un portail spatio-temporel et se retrouve au milieu d’une guerre clanique qui peut déboucher sur la fin du monde, une quête irréfléchie pour sauver un amour naissant au risque d’être sacrifié à la Bête. Un Tarzan au royaume des monstres. Avec les ombres de E.R. Burroughs, H.P.Lovecraft et Robert E. Howard planant au-dessus de ce récit d’héroïc-fantasy, Richard Corben crée un univers bien à lui peuplé de créatures mutantes, d’humains déformés et de barbares hypersexués. Le dessinateur alterne les planches contemplatives & les scènes d’actions violentes, et surtout installe picturalement ce monde qui restera sa marque de fabrique. Décors grandioses ultra-réalistes d’un monde imaginaire, couleurs psychédéliques réalisées à l’aérographe, sur des rodoïds, en plusieurs parties et un panachage de techniques ninja dont il est le seul à détenir le secret. Ces fresques, il les peuple de personnages aux corps disproportionnés, hypertrophiés, qui se déforment à chaque coup, émotion jusqu’au grotesque. Les héros sculpturaux et les héroïnes plantureuses y évoluent nus, au milieu de chimères effrayantes et disproportionnées. Il enchaînera les succès avec Bloodstar en 1976, Monde Mutant en 1978, Les Mille et une Nuits et Ogre en 1979, Jeremy Brood en 1982. Et reviendra à Den et ses déclinaisons en 1983 et dans les années 90 avec des albums pas forcément au niveau des premiers.

Il se tournera vers des œuvres plus commerciales chez Marvel, Dark Horse et Vertigo avec des passages remarquables sur Hellboy ou Luke Cage. Puis plus littéraires avec ses adaptations de Poe ou Lovecraft ou œuvres plus personnelles jusqu’à Grave Les contes du cimetière/Denaeus publié cette année : double album qui contient la quintessence des deux versant de son œuvre. Des nouvelles horrifiques proches des histoires du début de sa carrière et de son obsession pour Poe et une nouvelle incarnation de Den : Denaeus. Den étant indisponible pour le moment, jetez-vous sur les 2 anthologies Eerie et Creepy qui lui sont consacrées, Esprits des Morts, Grave (tous publiés chez Delirium).

🏵 Récompensé tout au long de sa carrière, il obtient deux Eisner Awards pour son travail sur Hellboy. Il est inscrit au Temple de la renommée Will Eisner en 2012. 
Des prix en Espagne, Belgique et en France, deux distinctions : un Prix du dessinateur étranger au Festival International de la BD d’Angoulême en 1976 et enfin Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2018.

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4. NEIL GAIMAN : SANDMAN

Longtemps j’ai pensé que Sandman était le comics le plus fascinant, le plus mystérieux et poétique jamais écrit. Avec Alan Moore, Neil Gaiman fait partie de ses scénaristes incroyables qui proposent des histoires entremêlées de références innombrables et cryptiques à la littérature, aux comics, à la musique,… sans jamais perdre leur lecteur. Pourtant Sandman reste une série marginale en France, peu connue et qui mériterait d’être plus mise en avant. Par chance Urban comics vient de rééditer l’intégrale avec un appareil critique, des inédits, des interviews et des galeries d’illustrations qui valent le détour. Une belle occasion d’en parler aujourd’hui.

En 1987, le label Vertigo de DC comics cherche de nouveaux talents et embauche un jeune auteur britannique, disciple d’Alan Moore, pour relancer un personnage oublié The Sandman. La même année que The Dark Knights Returns de Frank Miller et Watchmen (Lire l’incontournable) d’Alan Moore. Comme pour Watchmen, Neil Gaiman va complètement déconstruire le personnage dont il a la charge et proposer une saga qui joue aussi bien avec le concept du héros que des codes du comics. En quelques numéros, l’auteur et les dessinateurs, coloristes, encreurs, lettreurs,… associés vont gagner des dizaines de prix et faire de la collection Vertigo le héraut des comics indépendants de l’époque : DMZ, Fables, Northlanders, Preacher, Scalped, Transmetropolitan, Y The Last Man, … Il y a un avant et un après Sandman.

Le casting de collaborateurs sur cette série est assez impressionnant. De jeunes auteurs ou des dessinateurs déjà prestigieux, américains ou européens, illustrent et donnent vie aux différentes incarnations du Sandman. Adaptant son scénario les épisodes de la série –alternant entre histoires courtes et cycles longs- reflètent la personnalité de chaque dessinateur. Aussi l’épisode le plus célèbre Ramadan par P. Craig Russel reprend les codes des miniatures persanes pour illustrer ce conte à la manière des Mille et une nuits.

Chaque histoire offre un épisode graphique et littéraire, unique quant à la mise en scène, au découpage et aux techniques employées. Et qui pourrait presque se lire indépendamment. C’est l’une des grandes forces de la série, mener à terme plusieurs cycles au sein d’un arc global autour du Sandman tout en proposant des manières de raconter différentes à chaque chapitre. L’autre élément qui unit ces numéros et nous plonge dans une ambiance de rêve et de cauchemar ce sont les incroyables couvertures de Dave McKean. Ce plasticien et dessinateur va créer des ambiances inoubliables, qui participeront du succès immédiat de la série, en mêlant peinture, collage, photographie… Je vous invite à regarder sur google image l’étendue des talents du dessinateur d’Arkham asylum.

Difficile de résumer plus de deux mille pages, un autre record que détient la série avec le nombre de récompenses, je vous laisse quelques images en extrait ci-dessous et vous conseille vraiment d’attaquer le premier volume de la série. D’autant plus que les nouvelles éditions chez Urban offrent des interviews et des dossiers très érudits en complément des comics. Peu d’anthologies sont aussi réussies.

🏵 Il compte parmi les auteurs les plus récompensés aux USA, la seule série Sandman compte plus de 26 récompenses aux Eisner Awards. En France ce sera le Prix du scénario en 2004 au Festival International de la BD d’Angoulême.

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5. ART SPIEGELMAN : MAUS

Art Spiegelman compte parmi les auteurs de bande dessinée les plus reconnus et célébrés dans les médias en partie grâce au Prix Pulitzer qu’il remporte pour Maus en 1992. Et pour ses couvertures du New Yorker, en particulier celle des deux tours noires sur fond noir qui suivit la tragédie du 11 septembre 2001. Grand défenseur et promoteur du médium bande dessinée, Art Spiegelman s’est emparé de la bande dessinée pour raconter son époque, pour parler de sujets ambitieux avec une utilisation pertinente du texte et de l’image. Le dessinateur a publié les planches de cette histoire pendant plus de 10 ans dans la revue RAW (qu’il publie avec sa femme Françoise Mouly. Un magazine important pour la bande dessinée d’auteur aux USA qui a publié des auteurs américains contemporains et artistes du monde entier).

Maus met en scène les souvenir de Vladek Spiegelman, le père de l’auteur, en Pologne dans les camps de la mort avec un double dispositif temporel : un jeu d’aller-retour entre le présent où le dessinateur écoute le récit de son père et se pose des questions sur sa relation à celui-ci, et les années 30-40 avec un récit sous forme de fiction immersive tirée des souvenirs de Vladek. Il aborde ainsi les persécutions des Juif en Pologne, la Shoah, la libération, mais aussi les immigrants aux États unis, la famille, la filiation. Le propos est soutenu par un une recherche graphique qui intervient dans la narration, la première partie présente un univers animalier : Les nazis sont représentés en chats et les Juifs en souris (souris = Maus en allemand) Une mise en scène particulièrement marquante car le dessin permet à l’auteur de glisser de l’anthropomorphisme aux masques. Les bêtes symboliques laissent place aux humains bestiaux qui se cachent sous un masque. Une œuvre post-moderne qui regorge de références et de jeux entre le texte et l’image rendant l’œuvre spécifique au médium et intransposable dans un autre domaine. Beaucoup d’artistes, de journalistes, d’universitaires se sont penchés sur ce travail exceptionnel et l’auteur lui-même, qui confesse être hanté par cette œuvre d’une vie, a sorti un livre 20 ans après : Meta-Maus qui raconte la genèse du projet, des extraits de carnets et d’entretiens, transcriptions de discussions, croquis et extraits sonores et visuels.
Si vous ne deviez en lire qu’un, de toute cette liste de 10 titres, commencez par celui-ci, votre vision de la bande dessinée en sera à tout jamais changée.

🏵 Seul auteur de bande dessinée à avoir remporté un Prix Pulitzer. Il est lauréat de nombreux Eisner et Harvey sur l’ensemble de ses œuvres et inscrit depuis 1999 au “Temple de la renommée” des Eisner awards. En France, double consécration puisque qu’il remporte deux fois le Prix du Meilleur Album étranger en 1988 et en 1993. Il est également Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2011.

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6. DANIEL CLOWES : GHOST WORLD

Ce livre est l’une des œuvres graphiques les plus puissantes écrite et dessinée sur l’adolescence et son mal-être, le passage à l’âge adulte et son lot de questions existentielles, avec une omniprésence de cet ennui si particulier qui se mue en âge d’or une fois passé la trentaine. Prépublié dans sa revue Eightball au milieu d’autres titres et histoires courtes, Ghost World est l’un des romans graphiques les plus vendus aux USA et son adaptation cinématographique par Terry Zwigoff est un énorme succès. Le livre raconte l’amitié adolescente d’Enid Coleslaw et Rebecca « Bekky » Doppelmeyer, deux jeunes Américaines dépitées par leurs familles et cette société américaine conformiste. Comme beaucoup d’ados, leur misanthropie les pousse à fréquenter les freaks et les marginaux. Leur amitié fusionnelle, matérialisée par des scènes aux répliques très drôles, des conversations sur le sexe qu’aucun autre comics ne rend aussi bien et cette complicité naturelle si bien rendue que l’on va sentir s’effriter au fil des pages.

Daniel Clowes dresse un portrait sans filtre de cette étrange période où tout se joue, où on tente d’affirmer sa personnalité à travers des codes ou le cynisme et le malaise s’infiltrent dans tous les rapports sociaux. Enid Coleslaw (anagramme de Daniel Clowes) incarne les paradoxes de cette jeunesse à la fois pleine d’envie et de déceptions au moment de la plus grande fragilité. Le dessin à la fois esthétique et clinique participe de cette vision mélancolique, tendre et cynique de cette adolescence particulière qui tend à l’universelle par une profusion de détails, de simplicité et de réalisme. Dessins oscillant entre croquis d’après modèle et caricature, gestion de la temporalité en différents épisodes, utilisation de la bichromie et de la couleur sous forme narrative et le dessinateur joue avec les formes, les cadres et le trait pour son « monde fantôme ». Grand connaisseur de l’histoire des comics, le dessinateur aime à adapter son style en fonction des références et des hommages discrets qu’il rend à ses maîtres. Et cet album appuie les clins d’œil aux grands dessinateurs du quotidien comme Frank King ou plus moderne comme Chris Ware. Cela ressort plus dans ses œuvres les plus récentes et vous pouvez lire Patience (coup de cœur ici) pour vous en convaincre.

Enid dessine, l’art est un moyen de comprendre le monde et d’en traduire ces codes si difficiles à s’approprier. Ce carnet de l’héroïne permet un jeu de miroir entre l’œuvre et son propos, entre le sujet et le médium utilisé par son auteur. Le trait travaillé de Dan Clowes souligne un élément essentiel du succès de ce livre : la beauté peut surgir là où on ne voyait que l’ennui, la poésie de la banalité. 



🏵 Lauréat d’un Prix Ignatz en 1998, l’auteur remporte aussi un Oscar du meilleur scénario adapté pour le film de Terry Zwigoff (regardez-le, c’est un peu différent, mais au moins aussi réussi !)

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7. CHARLES BURNS : BLACK HOLE (& ToXic)

Illustrateur de talent, venu sur le tard à la bande dessinée, Charles Burns dessine des histoires noires sur fond noir. Il démarre sa carrière dans les comics avec des pastiches d’histoires d’horreur et de polars étranges El Borbah et Big Baby (recueils d’histoires courtes) avant d’attaquer sa grande série : Black Hole. Il aura fallu 10 ans pour aboutir à ce chef d’œuvre, livré en 12 volumes de 1995 à 2005 (1998 à 2005 pour la version française, avant l’intégrale en 2006).Comme chez Clowes, on reste dans l’adolescence et ses grandes questions, la sexualité, la quête de soi et cette difficulté de trouver sa place.

Plongée dans l’univers ado des banlieues de Seatle à la fin des années 70, un monde marqué par l’arrivée de « la Crève », une MST (maladie sexuellement transmissible) qui se répand très vite et qui n’est pas sans rappeler le SIDA apparu à la même date. Mais à la différence du SIDA, « la peste ado » provoque des mutations physiques sur les personnes infectées. Excroissances, malformation et boutons puissance mille apparaissent sur les visages & les corps des personnes contaminées et toute cette jeunesse va faire l’expérience de ce nouveau fléau qui va parasiter les relations amoureuses. L’auteur mélange romance et ambiances glauques pour créer un genre de « creepy soap » passionnant. 
Sa maîtrise de l’encrage met en lumière les compositions très graphiques et symboliques de ces planches, offrant au lecteur plusieurs niveaux de lecture à chaque page. Avec un équilibre délicat entre évocations sensuelles et angoissantes, images grandioses et fragments intimes. Le dessinateur cherche le motif dans la ligne claire et passe du figuratif à l’expressionnisme, provoque et évoque dans ce jeu de noir et blanc intense.  

Toute la grâce de ce livre est ses moments de beauté et de poésie au milieu de cette atmosphère angoissante. Son grand talent de parler aussi bien du genre humain dans son ensemble, des privilégiés aux marginaux, de ces portraits d’ados tous différents malgré leurs similitudes, sans jamais verser dans le cliché ou le pathos. Sans régler la question, cet album incarne ce moment clef de la fin de l’enfance & la fuite vers ce futur incertain que l’on doit bâtir dans les brumes de la révolte et de l’incrédulité.

Il m’est rarement arrivé de ne pas pouvoir dormir après avoir refermé un livre tant les images et les personnages vous hantent, mais Black Hole fait partie de ceux-là. Une œuvre qui laisse un souvenir âpre, délicieux et inoubliable. Un mot également sur ToXic (Lire l’incontournable), l’autre grand chef d’œuvre de Burns, paru en 3 volumes de 2010 à 2014 avec une vraie continuité avec Black Hole puisque cette trilogie raconte le passage de l’enfance à l’âge adulte et explore la thématique de la paternité. Une paternité vue à plusieurs niveau avec cette nouvelle œuvre qui réinvente l’univers de Tintin (Lire l’incontournable) avec un prisme étrange et dérangeant, un parti-pris entre esthétique punk et hommage à Hergé, entre William Burroughs et morale chrétienne, entre un nihilisme arty et une envie de transmission. Entre le trash et la comédie sentimentale encore. Trois volumes en couleurs, où comme pour l’importance du noir & blanc dans Black Hole, la couleur a également une fonction narrative. Autre point commun avec sa série précédente, il joue également avec le temps, et un système de flash-back, de rêves imbriqués, de fantasmes devenus réalité. Doug aka Nitnit (miroir de Tintin dans le monde onirique) aka Johnny 23 dans les soirées punk de San Franscisco se débat entre le rêve et la réalité. Entre le passé et le présent, entre les choix qui s’offrent à lui et qu’il ne saisit pas. L’auteur entraine le lecteur sur de fausses pistes, des croyances et des quiproquos à l’image de celles qui traversent l’esprit du personnage. Hergé évoquait son héros comme un masque neutre auquel n’importe qui pourrait s’identifier, Charles Burns prend cette belle phrase au pied de la lettre et nous montre qui pourrait être l’homme derrière le masque. 

🏵 Lauréat de deux Prix Ignatz (2003, 2006) et d’un Eisner en 2006, Black Hole fait partie des Essentiels d’Angoulême en 2007 (les prix étaient refondus en essentiels sans hiérarchie)

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8. CHRIS WARE : JIMMY CORRIGAN (& Building Story)

Il est incontestablement l’un des grands génies de la bande dessinée méconnus du grand public, Chris Ware a bâti une œuvre forte et exigeante où rien n’est laissé au hasard. Le dessinateur est connu pour son implication à tous les niveaux, de la création à la réalisation de l’objet, qui ont conduit à l’exceptionnel ovni Building Story en 2012. Mais revenons au début des années 2000 et la publication en album de Jimmy Corrigan, le gamin le plus intelligent du monde (Jimmy Corrigan, the Smartest Kid on Earth) après dix ans de prépublications dans sa revue Acme Novelty Library publiée par Fantagraphics puis à compte d’auteur. Cas assez rare, la plupart de ses livres ont été prépubliés dans cette revue luxueuse dont il est le seul aux commandes, mais surtout, ils ont été publiés en parallèle. Alors que les épisodes de Jimmy Corrigan été prépubliés ceux de Building Stories avaient déjà commencés avec Quimby the Mouse, Rusty Brown, Jordan Lint.

Comme Art Spiegelman, Chris Ware est un artiste qui connaît parfaitement l’histoire du médium et s’en empare pour créer des œuvres puissantes et exclusives à la Bande Dessinée. Son travail imprime un seuil très élevé dans les possibilités du 9ème art et un aspect de son travail fonctionne sur l’exploration de ces limites. Son œuvre reste l’une des plus exigeantes pour le lecteur, dont l’attention extrême portée sur les détails, la mise en scène, le paratexte omniprésent, les perspectives axonométriques et à l’utilisation intense de l’ellipse (un des attributs majeurs de la BD)… Il ira beaucoup plus loin dans Building Stories qui se présente sous forme d’une boîte contenant 14 petits livres illustrés aux formats différents sans mode d’emploi ou ordre de lecture particulier, chaque lecteur composant son “livre” idéal ou accidentel. Et qui sera différent à chaque relecture pour découvrir la vie de cette femme qui passe à côté de sa vie et présente pas mal de points communs avec Jimmy Corrigan.
 Un album dense de presque 400 pages, une plongée dans la vie de Jimmy, un adulte aux réactions d’ado. Puceau, introverti, dominé par sa mère possessive et hanté par l’absence de son père qu’il n’a jamais connu. Avant Thanksgiving, il reçoit une lettre de ce père inconnu et décide de le rencontrer en cachant cette nouvelle à son père. Et à travers cette histoire on découvre la vie de la famille de Jimmy sur 3 générations, s’entremêlant avec l’histoire de la ville de Chicago. En pointillé, on découvre la culpabilité et les problématiques qui semblent ataviques. L’histoire est bien plus complexe que ce résumé rapide, précisons que le dessinateur met en scène les émotions avec une simplicité et une sincérité rare et que malgré le résumé qui semble un peu mélancolique : tout le livre joue sur cet humour pince-sans-rire, ce comique du désespoir qui fonctionne à merveille dans les œuvres post-modernes contemporaines.

Difficile à décrire tant la relation texte-image est imbriquée, et les subtilités entre l’œuvre-objets sont grandes, vous devez en lire quelques pages pour vous faire une idée. Ne pas le faire serait passer à côté de l’un des auteurs contemporains les plus importants et d’une œuvre singulière, poignante et inoubliable.

🏵 Après Alan Moore, il est l’auteur le plus récompensé en Eisner Award (et une belle collection d’Harvey Award). À l’instar de Spiegelman pour le Pulitzer, il est le seul auteur de Bande Dessinée à remporter le Guardian First Book Award en 2001. En France, il reçoit le Prix du meilleur album à Angoulême (FIBD) en 2003, mais aussi celui de la critique ACBD la même année. Building Stories remporte également 4 Eisner l’année de sa sortie, en France il obtient prix spécial du jury du festival d’Angoulême 2015.

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9. JOE SACCO : GAZA 1956. EN MARGE DE L’HISTOIRE

Figure à part dans le paysage de la bande dessinée, Joe Sacco débute sa carrière comme cartoonist à la fois humoristique et autobiographique avant d’orienter son travail vers le journalisme et le reportage. Après plusieurs voyages en Palestine pour rencontrer les habitants et tenter de comprendre la diabolisation des Palestiniens par les médias américains quasiment tous pro-israéliens, il publie Palestine en neuf livraisons, un premier récit dessiné mêlant autobiographie, journalisme et enquête. Il inaugure une voix, une approche personnelle de la bande dessinée qu’il ne va cesser d’éprouver et d’améliorer dans ses albums suivants jusqu’à son livre le plus abouti Gaza 1956, qui livre un vrai travail d’historien avec une approche journalistique et immersive là sur un sujet important qui n’est pratiquement pas documenté dans toutes les disciplines. Grande figure de la BD reportage, BD du réel ou quelque soit le nom de cette discipline hybride, il est l’un des pionniers du genre et a instauré un pacte de confiance inédit avec son lecteur. En se posant en protagoniste de ses histoires, exprimant ses doutes, ses préjugés, mais aussi en commentant, expliquant sa démarche et ses méthodes de travail en marge du récit : il apporte un contrepoint bienvenu à la subjectivité du journaliste. Les reportages TV, photographiques ou écrits ont tous un angle, un point de vue et reflète la vision du journaliste plus que la réalité, une ambiguïté que lève Joe Sacco avec cette technique avec la volonté affirmée de lever les doutes sur cette problématique essentielle à l’heure des médias omniprésents. Aussi son œuvre est à ranger du côté de Maus en BD ou Hommage à Catalogne de Georges Orwell ou encore les enquêtes de William T. Vollmann pour la littérature. Chacun de ses livres, et Gaza en particulier, proposent plusieurs trames imbriquées qui racontent ce que l’auteur vit, la mise en scène des témoignages qu’il reçoit ou les récitatifs de ses interlocuteurs. Il expérimente sa méthode dans Soba, et The Fixer qui dresse le portrait d’une société à travers un personnage principal. Ou Gorazde : la guerre en Bosnie orientale et Derniers jours de guerre : Bosnie 1995-1996 autour de témoignages collectifs et d’immersion totale dans le quotidien des gens qu’il interroge. Préfiguration du travail documentaire et de mémoire qu’il ouvre avec Gaza 1956 en cherchant à retracer les événements survenus dans la bande de Gaza à Khan Younis où l’armée israélienne à exécuté 275 Palestiniens. Avec en parallèle des témoignages et récits sur plusieurs exactions au fil du temps et sur Gaza aujourd’hui : tirs de soldats israéliens réguliers, barrages et humiliations, destructions de maison et expropriation, etc… Ces récits entrecoupés de scènes contemporaines vécues par l’auteur.  

Très influencé par Harvey Kurtzman, Robert Crumb ou Harvey Pekar, son trait semi-réaliste, use des codes du dessin de presse ou de la BD underground pour mieux transcrire la réalité. Sans résumer ou simplifier, il accumule et confronte différentes scènes et points de vue dans ces ouvrages souvent denses. Il ne dessine pas sur place, mais écoute, interroge et collecte des histoires et des documents qu’il accompagne de photos pour ensuite recomposer son récit une fois rentré aux USA. Choix de cadrages, mise en scène, dessin d’après photo et insertion de documents, au fil des albums son approche de la bande dessinée tend vers plus de réalisme et s’affranchit de certains effets de style pour influencer le moins possible son lecteur. Le dessin lui permet d’aborder le reportage d’une manière inédite, avec un rapport texte-image très important. Les bulles ou cartouches jalonnent les cases pour inviter l’œil à se perdre dans les cases sans perdre le fil du récit et on se demande si toutes ces planches, tous ces livres ne forment pas au final une fresque, un immense portrait des oubliés de la justice.

Donner une voix aux injustices. Dans les zones de guerre, mais également donner la parole aux migrants, aux pauvres, aux oubliés de notre époque. Un travail important à lire, relire et faire lire.

🏵 Il reçoit le Prix France Info de la Bande dessinée d’actualité et de reportage en 1999 pour Palestine, une nation occupée et à nouveau en 2011 pour Gaza 1956. Deux Eisner pour Gorazde en 2001 et pour Gaza 1956 en 2010. Prix regards sur le monde au Festival d’Angoulême pour Gaza 1956 en 2011. Et pas mal de prix européens.

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10. ALISON BECHDEL : FUN HOME

Restons dans l’écriture du réel, le portrait et les témoignages qui se répondent à travers les décennies avec les memoirs d’Alison Bechdel. Son nom vous dit peut être quelque chose, avec Liz Wallace, elle a inventé, grâce à un jeu, un test qui évalue la place accordée au genre féminin dans les films (et aux autres œuvres). Il n’est pas rare que ce test de Bechdel soit cité aujourd’hui dans des articles ou des fictions. Mais elle est surtout connue pour deux romans graphiques importants Fun Home et C’est toi ma maman ? (Are You My Mother ?) qui tracent respectivement les portraits de son père et de sa mère avec en pointillé ses propres interrogations. Les deux livres abordent des sujets de société très forts et on pense également aux strips très politiques qu’elle a dessiné pendant presque 30 ans, de 1983 à 2008 : Lesbiennes à suivre (Dykes to Watch Out For). Sexualité, coming out, hétérosexisme, homoparentalité, discrimination, militantisme, végétarisme, écologie en mettant en scène des personnages très différents sans les cloisonner à des stéréotypes ou des minorités.  

C’est une équilibriste de la bande dessinée, entre biographie romancée et BD, humour noir et moments touchants, références littéraires fortes et goût de la dérision, recherche de la vérité et plaisir du souvenir… la narratrice se pose des questions et tente de trouver des réponses par la lecture et l’écriture.

Famille atypique au destin tragique, ces deux livres questionnent ces parents auxquelles elle consacre une biographie immersive couplée à son propre cheminement. Elle livre ses souvenirs, des extraits de son journal intime de l’époque mêlés à sa vision des choses actuelles pour reconstituer le portrait de ses parents. Lecteurs enthousiastes de Fitzgerald, passionné de théâtre et de littérature, vivant à Paris après guerre, les Bechdel auraient pu avoir une vie de bohème ou d’artistes s’ils n’étaient pas retournés s’enterrer en Pennsylvanie pour reprendre la succession de l’affaire familiale : un funérarium.

Funeral home ou Fun Home pour Alison et ses frères qui jouent dans cette maison tandis que leur père transforme leur maison en musée et se fait distant vis-à-vis de toute la famille. Son père mène une double vie qui compliquera ses relations jusqu’à son décès accidentel qui reste mystérieux. On est obligé de penser à l’une des meilleures séries TV, Six Feet Under, qui s’ouvre sur le même thème et traite aussi de relations familiales houleuses avec humour et justesse. L’aventure est intérieure pour les personnages de cette « semi-fiction » réaliste et audacieuse, assez politique et toujours contemporaine depuis sa parution. Beaucoup d’humour au milieu de cette tragédie familiale, une histoire forte sur les liens familiaux et l’acceptation de soi à lire et relire pour en apprécier toutes les subtilités.

Très documenté, entre biographie et bande dessinée ce « memoir » utilise le dessin pour suggérer, confirmer ou infirmer les propos. Le découpage et la mise en scène se veulent presque documentaires et le trait s’attache à rendre compte de ce réalisme. Quelques incursions d’illustrations ou de recréation s’invitent pour étayer les réflexions de la narratrice. Le dessin et l’écriture participent du même geste dans son travail, à tel point que beaucoup de cases mettent en scène du texte.

Ces deux albums s’attachent aussi à sa propre expérience, de ses découvertes littéraires à l’affirmation de sa sexualité jusqu’au moment où elle assume pleinement son homosexualité. Elle se livre à un travail profond où elle s’attache à comprendre quelle a été la part d’influence de ses parents sur elle et sur ses choix et la nécessité de se préserver un espace, une distance critique pour s’affirmer. On vous conseille tous les livres de sa (trop courte) bibliographie.

🏵 Alison Bechdel est récipiendaire depuis 2014 de la très très étonnante bourse du Génie de la Fondation MacArthur qui finance les travaux d’une « personne à la créativité exceptionnelle ». Elle reçoit 6 prix Lambda Literary qui récompensent des œuvres relatives au monde LGBT. En 2007, la Médaille Alice B qui récompense les « meilleures fictions lesbiennes » pour Fun Home ainsi qu’un Eisner la même année. Elle entre au Temple de la renommée des auteures de bande dessinée en 2010.

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BONUS EMIL FERRIS : MOI CE QUE J’AIME C’EST LES MONSTRES

On ne pouvait pas terminer cette sélection historique des romans graphiques les plus influents avec celui qui vient d’entrer comme une comète dans nos cœurs et dans les rayonnages. Coup d’essai, coup de maître, ce premier livre d’Emil Ferris (56 ans) a déjà marqué l’histoire de la BD de sa patte unique alors que le T2 de cette saga de plus de 800 pages n’est pas encore arrivé. L’objet détonne, et l’éditeur n’a rien laissé au hasard pour mettre en valeur le travail de la dessinatrice qui utilise stylos billes, crayons, feutres sur des pages de cahiers spiralés aux lignes tracées. L’artifice du journal intime reproduit permet à l’auteur de laisser parler Karen, la narratrice, à la première personne et de présenter ce travail comme le carnet d’une jeune fille de dix ans passionnée de récits d’épouvantes vivant à Chigago dans les années 60. Un jeu du vrai et du faux qui se prolonge dans la fiction à travers cette enquête à plusieurs niveaux à la poursuite de l’assassin de la voisine du dessus. Roman d’apprentissage, carnet dessiné & annoté parle des vrais monstres : les humains, derrière les masques de loups-garous, fantômes et autres goules.

Mais les monstres ne sont pas dangereux même s’ils sont effrayants, ce sont ces villageois armés de torches qui ont peur qui sont le vrai danger : de l’avènement du 3e Reich et les camps à l’assassinat de Martin Luther King, du racisme banalisé à la violence ordinaire, le quotidien de cette jeune fille résonne autour de ces problématiques contemporaines et sociétales autant que sa propre exploration de soi, de la sexualité, de l’amitié, de l’art… Un roman monde sur plus de 400 pages, touchant et sincère doublé d’un travail graphique rare et qui ne laisse pas indifférent.

Un roman graphique comme on aimerait en lire plus souvent, premier volume d’un diptyque dont le second volet est prévu pour la fin d’année 2019 en VO. Difficile d’attendre si longtemps, heureusement qu’on peut relire ce premier tome et toujours y trouver quelque chose de nouveau.

🏵 Pas moins de 9 prix importants aux USA, dont 3 Eisner (meilleur album, meilleure auteure, meilleure colorisation) pour ce 1er livre et on imagine qu’il figurera en bonne place dans la sélection angoumoisine et en tête des albums qui peuvent recevoir le Fauve d’Or cette année (voir le Fauve d’Or 2018).

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Illustration principale © Chris Ware

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