Illustration de l'article
Édito
par Thomas Mourier - le 13/10/2023
Partager :
par Thomas Mourier - le 13/10/2023

Luttes graphiques : 5 albums engagés aussi beaux que puissants

Dans l’avalanche des blockbusters de fin d’année, dans le déluge des suites et des spin-off des héros à papa, il est bon de se pencher sur la création contemporaine et les jeunes artistes qui s’interrogent autant sur ce qu’ils racontent que sur comment ils le racontent.

Des fictions engagées, des artistes qui combinent recherche esthétique et propos politiques dans leurs fictions —souvent inspirées de faits réels ou de témoignages— portés par de jeunes artistes qui signent leurs premiers livres (et un plus vieux, mais qui était jeune au moment de sa publication).

Gloria d’Almudena Pano, Rue de l’échiquier BD

Pour sa première bande dessinée, Almudena Pano s’attaque au tabou de l’inceste, de la pédophilie et de tout ce qui l’entoure avec un mélange de tact, de pudeur et de mordant. Si ce livre est une fiction, elle est inspirée de faits réels, à la fois pour le personnage de Gloria, mais aussi pour les témoignages de violences et d’incestes qui sont au cœur du récit. « Le but ultime de ce livre reste d’aider à soulager certaines consciences, et à en perturber d’autres… », écrit l’autrice dans un texte qui explique sa démarche et les événements qui ont conduit à ce projet.

Gloria est jeune et fauchée et la bande dessinée propose de faire un bout de chemin avec elle. Sa vie tourne autour de son job mal payé d’assistante sociale, sa passion pour le kickboxing et sa vie sentimentale. On découvre qu’elle sauve des vies d’un centre d’accueil pour mineurs, Angelo d’abord qui souffre de schizophrénie puis Valentina et Greta victimes d’inceste. Que ce boulot mal considéré et peu rémunérateur est comme beaucoup de métiers du soin : essentiels, mais aux conditions difficiles. Et l’album de Almudena Pano réussit à pointer du doigt ces problématiques en parallèle de son sujet principal, son personnage de Gloria lui permet de prendre un peu de distance avec les trois enfants et leurs histoires. 

Des histoires terribles qui sont toutes tirées d’histoires vraies, l’autrice incorpore dans son livre le témoignage de G. une assistante sociale qui a suivi ces cas dans une démarche qu’elle croise avec son propre vécu puisque Almudena Pano explique en postface du livre qu’au moment de l’élaboration de la première version de ce livre, elle apprend que son propre père a agressé sexuellement un membre de sa famille. La première mouture de Gloria est écartée, la dessinatrice repart de zéro pour proposer un album qui ne serait pas seulement la retranscription du témoignage de G. À travers des scènes très épurées, on découvre la violence sourde, les agressions cachées, les manipulations affectives et les secrets de famille qui entourent ces cas d’inceste.

© Almudena Pano / Rue de l’échiquier BD

L’autre choix fort, c’est cette tension permanente entre le dessin et le propos, car la dessinatrice a pris le parti d’un dessin pop, aux couleurs pastels et au cerne épais qui rend les personnages doux et l’ensemble très esthétique. Une dichotomie qui perturbe à la lecture tant la violence de ce qui est raconté contraste avec les planches colorées. Almudena Pano joue aussi sur le découpage avec des ellipses pour symboliser le déni et les silences —voir l’incompréhension des incesteurs envers la situation—, ou sur des très gros plans permanents pour dire le trouble qui, avec le recul, peut se relire dans la position du proche qui aurait pu comprendre les indices comme l’entourage. Déroutant. 

Un album courageux qui pose des questions en prise avec notre société à l’heure où on parle de « culture de l’inceste », selon la formule d’Iris Brey et Juliet Drouar qui repensent l’inceste « comme un symptôme social » et non une déviance individuelle. Illustratrice et street artiste, Almudena Pano a su utiliser les possibilités de la bande dessinée pour amener son sujet avec audace sans pour autant perdre de sa pertinence. 

Et l’île s’embrasa de John Vasquez Mejías, Ici-bas

Touche à tout, John Vasquez Mejías est un enseignant pratiquant la gravure sur bois et le théâtre de marionnettes. D’origine portoricaine, mais vivant aux États unis, il a travaillé plusieurs années sur une histoire de Porto Rico en bande dessinée et en particulier à travers les figures de la révolte dans les années 1950 contre les USA qui occupent l’île depuis 1898. Si fin 2023, les habitants doivent encore se prononcer sur le statut territorial de l’île et leur indépendance ou non vis à vis États Unis ; en 1952 une armée de résistance lutte contre le pouvoir en place et projette l’assassinat du président des États-Unis, Harry Truman.

Dans un entretien qui accompagne l’album, John Vasquez Mejías explique que ce pan de l’histoire portoricaine est mal connu de ses compatriotes, et que la figure de Pedro Albizu Campos, leader de cette insurrection et leurs actes ne sont pas aujourd’hui dans toutes les mémoires, à l’heure où le statut de l’île est toujours l’objet de luttes politiques. Le dessinateur à mis 6 ans à graver les planches de bois qui composent le livre et il s’est appuyé sur une solide documentation pour son projet. En plus de ce livre, il raconte cette histoire sous forme de théâtre de marionnettes pour diffuser son œuvre au plus grand nombre, et il porte un soin particulier à la forme pour diffuser le plus largement son propos. 

©John Vasquez Mejias / Ici Bas

Aux gravures des cases, personnages et textes s’ajoutent celle des motifs, onomatopées, répétitions… Ces planches fourmillent de détails, de pointes d’humour et de citations pour aiguiser notre curiosité dans cet univers inconnu. À cela s’ajoutent des planches de rêve, un interlude sur la beauté de l’île ou encore des vers de poèmes.

Et l’île s’embrasa est une proposition atypique qui mérite qu’on y accorde un peu d’attention, l’éditeur ne s’y est pas trompé en ajoutant une postface d’Edwin Sierra Gonzáles professeur d’histoire portoricain et un entretien avec John Vasquez Mejías par Marius Jouanny pour compléter la démarche. 

Traduction de Julien Besse, et lettrage d’Isabelle Le Roux (et on peut saluer le travail de dingue sur le lettrage pour reproduire la gravure originale.)

Garafía de Elías Taño, Rue de l’échiquier BD

Autre île, autre récit de colonisation. Elías Taño se penche sur le destin des îles Canaries pendant la période franquiste qui a conduit à l’exil de certains des habitants en Amérique latine. La dictature espagnole conduit à la misère de ces familles insulaires et un groupe d’hommes prend la mer pour aller chercher du travail au Venezuela, espérant ainsi envoyer de l’argent à leurs familles restées sur l’île de La Palma. Mais une fois sur place, devenus migrants, ils vont être confrontés au racisme et à d’autres formes de discriminations. Les femmes réstées au pays sont de leur côté sous la menace fasciste et l’auteur raconte ces deux récits en parallèle, à travers de celles qui restent & ceux qui partent.

Elías Taño se lance dans ce livre en s’inspirant de ses propres grands-parents qui ont vécu cet exil ou l’oppression des phalangistes sur place. Il a recueilli la parole de ses proches et évoque la tradition orale de l’île qui entretient la mémoire collective. L’album en fixe cette restitution graphique en mémoire des Canariens, l’auteur étant peintre mural de fresques politiques depuis quelques années, cette publication convoque plusieurs disciplines.  

© Elías Taño / Rue de l’échiquier BD

Graphiquement, le style de Taño se rapproche de celui utilisé en peinture, un trait qui convoque les influences du cubisme, des affichistes soviétiques ou des artistes comme Eduardo Muñoz Bachs ou Keith Haring pour les couleurs et la gestion de l’espace. Si les visages évoquent quelque chose de Picasso, ses paysages géométriques et étirés ressortent derrière les aplats de couleurs vives. Certains passages se font plus symbolique, d’autres plus vif et le dessinateur trouve un style qui reste proche de sa peinture tout en adoptant les codes du médium.

Récit tragique et inspirant, cette mémoire est habilement transmise par Elías Taño qui en fait un album singulier remarquable. On attend avec impatience son prochain projet. 

Traduction de Inès Hinojo-Moulin 

Le ciel pour Conquête de Yudori, Delcourt 

Au cœur de la bourgeoisie hollandaise du 16e siècle, à travers les yeux d’Amélie, on découvre l’intimité d’un couple de marchands, fervents catholiques et produits de leur époque. Si la jeune femme rêve d’aventure et de conquête aérienne, Hans, son mari, ramène une autre forme de conquête : une esclave venue d’Asie pour « agrémenter » leur vie. La vie d’Amélie bascule, elle va se débattre, avant qu’elle se rende compte de la condition encore plus tragique de celle qui se nomme désormais Sahara. Luttant chacune pour une forme de liberté, victimes de plusieurs formes d’oppression dans une société au summum de la ségrégation, elles vont s’affronter avant d’affronter côte à côte cette société.  

Une complicité inattendue entre les deux femmes, prisonnières à leur manière, du même homme. Yudori dépeint avec finesse les rapports entre les classes sociales, à travers cette sororité fragile, au milieu d’autres femmes qui ne la partagent pas forcément ; mais aussi de la condition féminine à cette époque —avec un regard sur la nôtre.

© Yudori / Delcourt

Utilisant certains codes du manhwa et du manga, Yudori propose un album qui joue sur la temporalité et la décompression pour mettre en scène cette peinture de l’intime dans un album en costumes —on pense aux planches de Kim Dong-Hwa ou Riyoko Ikeda. La dessinatrice fait passer une grande partie de son propos par des visages, des expressions et des mouvements discrets tout en s’accordant de très belles pages aux motifs floraux et aux silhouettes qui se détachent sur fond blanc. 

Tout en noir & blanc, rehaussé de trames, le somptueux dessin de Yudori prend toute sa force quand il joue sur les écarts entre la beauté des planches et l’horreur de la situation, entre la nudité crue et le charme des costumes, décors, motifs, entre le décalage graphique du personnage de Sahara dans cet environnement plus lisse des bourgeois hollandais. 

Pour son premier roman graphique, Yudori nous surprend avec ce livre épais alternant la beauté et la monstruosité pour dépeindre la quête de liberté conjointe de deux femmes très différentes qui se renvoient leur propre condition en miroir.

Traduction de Chloé Vollmer-Lo 

Le Système de Peter Kuper, Nada

Nouvelle édition pour ce livre culte de Peter Kuper paru en 1996, un album muet dont les planches ont été réalisées au pochoir donnant un ton très différent de ces autres albums et le rapprochant de la gravure et de la peinture murale évoquée plus haut. Dans ce conte contemporain, l’auteur décrit l’Amérique des années 1980-90 en mettant en scène la corruption politique, celle de la police, mais aussi la violence à travers le meurtre, la xénophobie et la précarité. Un portrait acide qui reste aujourd’hui très d’actualité, sans savoir qu’il a été publié il y a presque 30 ans, on pourrait voir les USA post-Donald Trump. 

Dans ce récit choral, presque théâtral avec ses 3 actes et ses tableaux où chaque personnage à son moment sans pour autant croiser les autres, chacun joue sa partition. Des combines, des lois tacites, des croyances, des peurs et des habitudes qui constituent ce système. Dans ce décor urbain où chaque détail à son importance, le dessinateur dissémine des indices pour nous laisser recomposer le tableau dans son ensemble. 

© Peter Kuper / Nada

Très graphique et novatrice, cette technique au pochoir permet à Peter Kuper de tester un autre style de dessin, lui qui semble se réinventer à chacun de ses projets —lisez Journal d’Oaxaca où son trait façon carnet de croquis sur le vif rencontre l’autobiographie et le compte rendu de luttes. Mais le dessinateur crée également des ruptures, avec des planches oniriques, des envolées spatiales ou des voyages musicaux. 

Peter Kuper arrive à dire beaucoup sans texte. À la manière d’un opéra dont on serait captivé par l’intrigue sans comprendre la langue du chant, on suit chaque épisode en comprenant toujours un peu plus cet horrible système. Avec le pochoir, le dessinateur se rapproche du street art et des affichistes politiques donnant une dimension ludique à cette fresque politique. Merci pour cette réédition ! 

Traduit par Esther Cazin 

Bonnes découvertes !


Illustration principale : © Yudori / Delcourt

Actualités
Voir tout
Publications similaires
Abonnez-vous à la newsletter !
Le meilleur de l'actualité BD directement dans votre boîte mail