Illustration de l'article
Critiques
par Thomas Mourier - le 14/12/2023
Partager :
par Thomas Mourier - le 14/12/2023

« Je préfère qu’on ait l’impression que c’est un univers plus vaste et que je raconte une petite histoire dans cet univers, plutôt que l’inverse » interview de Louise Joor & Augustin Lebon

Avec Louise Joor & Augustin Lebon, on découvre les coulisses de l’album Le Grand Migrateur, une fable qui renouvelle l’imaginaire de la fantasy à travers le récit d’un tandem improbable à la rescousse du dernier des géants.

Un récit grand public qui questionne en creux notre monde et sa non-gestion écologique grâce au duo intergénérationnel d’une vieille dame et d’un jeune garçon. Duo qui deviendra trio avec Grand, le dernier des géants. Dans une quête presque perdue d’avance, la troupe traverse le royaume et nous propose un voyage unique.  

L’album surprend par son intrigue d’un souffle qui nous emporte et ses dessins pleins de poésie qui viennent substituer les dinosaures aux dragons et les fonds marins aux forêts. Augustin Lebon a écrit un album sur mesure pour Louise Joor, et vous pouvez en découvrir les coulisses avec cet entretien. 

J’ai l’impression que dans cette histoire, le grand thème est la différence et la difficulté à se comprendre, est-ce que c’était le moteur du projet ? 

Augustin Lebon : J’aime bien les personnages en marge on va dire. Et au fur et à mesure des discussions —parce que même si je suis scénariste on discute beaucoup — le personnage de Childebert n’était pas du tout albinos et n’avait pas cette différence qui le rendait un peu paria. 

Louise Joor : Mais pour l’histoire, on a dû lui trouver une différence. Et c’est le côté albinos qui est resté, en partie parce que graphiquement j’avais envie que tous les personnages soient typés Moyen-Orient. Et le personnage pouvait encore plus ressortir par rapport à ça, ça s’est présenté comme une contradiction graphique entre les deux. 

Augustin Lebon : En plus cela joue un rôle avec Grand, le géant. Cette idée a ajouté d’autres idées dans l’histoire. Elle s’est ajoutée en travaillant donc ce n’était pas vraiment conscient. 

Louise Joor ©DR

Louise Joor : Pareil pour le personnage de Grand : on a hésité à faire une autre langue pour les géants. On se disait que ce serait chouette si Childebert pouvait comprendre le fait que Grand soit différent, parce qu’ils se retrouvaient tous les deux quelque part dans ce rejet. 

Augustin Lebon : Finalement le plus conscient c’était pour Odette, le personnage principal, où j’avais envie qu’on la traite comme une vieille folle dès le début. C’était assez clair qu’elle était un peu en marge parce que nous-mêmes, en tant qu’artistes, on est un peu en marge. Ça me permettait de m’identifier : elle a un sale caractère, elle passe ses journées dans son atelier, c’est quelque chose qui me parle [rires]

Avec cet album, vous avez envie de revisiter la fantasy en sortant des codes habituels plus proches d’imaginaires comme celui de la série Hilda non ? 

Louise Joor : On adore Hilda. Il n’y a pas de conscience d’influence directe, mais elle est présente parce que j’aime beaucoup la légèreté et l’aventure que propose Hilda avec une super héroïne. On peut dire que par là, il y a des points communs. 

Augustin Lebon : Je n’avais pas perçu Hilda comme une influence directe, mais on a regardé les dessins animés après avoir lu les BD, c’est très chouette. 

Augustin Lebon ©DR

Mais est-ce qu’on a voulu revisiter la fantasy ? Ce n’est pas consciemment, à la base je voulais faire une histoire que Louise s’amuse à dessiner. Il se trouve qu’on est en couple dans la vie et je connais bien ses goûts, j’avais envie de faire quelque chose qui l’amuse. J’adore les westerns et dès qu’on fait de l’aventure avec un voyage, je me dis qu’il faut chevaucher un truc. Il doit y avoir un cheval, mais version fantasy, j’ai tout de suite les images avec les espèces d’autruches, les bipèdes comme dans Star Wars ou même dans La Quête de l’Oiseau du temps

Louise Joor : Et moi j’ai dit Dinosaures ! 

Augustin Lebon : On a tout de suite mis des dinosaures, ça a un côté pas trop habituel dans la fantasy. Ça s’est fait plutôt par amusement que par choix. C’était assez naturel. 

Sans aller dans les spoils, est-ce qu’il y a un côté fable écolo avec les thèmes traités et les séquences de fin ? 

Augustin Lebon : Ce qui m’intéressait surtout, c’était de créer un écosystème —même si je n’aime pas ce mot— qui soit cohérent. Quand on crée un monde avec un écosystème cohérent forcément on parle d’écologie, notre monde fonctionne comme ça. 

On adore regarder des documentaires animaliers, on est fasciné par notre monde qui est plus fantastique que les univers fantastiques en général. C’était amusant de créer des créatures qui interagissent entre elles, c’était un mot d’ordre de Louise pour la création du scénario : elle voulait que ce soit fantastique, mais cohérent. Le côté écolo vient de cet aspect-là, et aussi parce que ça parle de notre actualité. 

©Louise Joor / Augustin Lebon / Rue de Sèvres

Louise Joor : Une des grosses influences qu’on a en commun c’est Robin Hobb et ça peut transparaître aussi dans cet aspect écosystème. Elle en fait de très bons avec cet aspect très cohérent, même dans la magie il y a de la cohérence. Je suis une fan de fantasy et quand ce n’est pas cohérent, je décroche tout de suite.

Et c’est pour ça que c’est bien que ce ne soit pas moi qui ai écrit le scénario, parce que je serais allée vers des choses que je connais alors qu’Augustin a pu aller piocher dans ce qui m’intéressait dans le genre.

Augustin Lebon : On nous a dit que ça faisait aussi penser à Nausicaa dans le côté écolo rétro avec l’idée de créer un monde plutôt que commenter l’actualité et dire que le monde court à sa perte. On ne voulait pas un truc plombant. 

Est-ce que vous avez beaucoup cherché l’univers graphique ? 

Louise Joor : Oui les personnages ont un peu évolué. Odette pas tant que ça, mais Childebert a beaucoup bougé ; et pour l’univers, on prenait tout ce qu’on avait envie. On se tournait vers les dinosaures, les espèces marines parfois les oiseaux, mais très peu d’animaux à poils : je trouvais que c’était moins cohérent avec l’univers.

Pareil pour les décors, il y avait des espèces de fonds marins puis des méduses vertes dans les arbres… je me permettais tout du moment que c’était cohérent et que ça ne dénotait pas dans l’univers. J’ai fait quelques petites recherches au début, qui sont d’ailleurs à la fin du livre et il n’y en a pas eu beaucoup plus. Quand Augustin écrivait, il me disait là, il faut mettre quelque chose et on réfléchissait ensemble à ce qui pourrait bien aller. Ça s’est fait au fur et à mesure. Et au final, c’est venu tout de suite sur les planches. 

©Louise Joor / Augustin Lebon / Rue de Sèvres

Augustin Lebon : Tu n’es pas du genre à faire 30 000 recherches graphiques…

Louise Joor : Oui, je suis plutôt du genre à faire un mini-croquis sur ma feuille avant, pour avoir une vague idée de ce à quoi ça pourrait ressembler. Je pense que c’était Jean-Claude Mézières qui faisait ça, dans Valérian, il dessinait directement, dans la case, l’extra-terrestre qui allait arriver sans faire de recherches et je suis plutôt dans cette vibe-là. À moins d’avoir un animal ou une espèce qui revient beaucoup, là il faut le travailler comme un personnage. Sinon c’est de plus en plus à l’improvisation. 

Au niveau technique, quels sont tes outils de travail ?

Louise Joor : Je travaille sur papier et pour Le Grand Migrateur, au crayon uniquement : je fais mon crayonné et je repasse avec un crayon plus gras pour faire le trait. Ensuite je scanne ça et je fais les couleurs à l’ordinateur sur Photoshop. 

Pour le moment, c’est la technique sur tous mes albums. Ce que j’aime beaucoup avec le crayon, c’est d’avoir des traits plus doux par endroits et l’aspect où je n’ai jamais besoin de recharger mon outil. C’est quelque chose qui m’énerve beaucoup avec le pinceau ou la plume, je suis vraiment dans une continuité quand je travaille.

Maintenant, pour le projet sur lequel je travaille, je mêle de l’encre à mon crayon —je n’ai pas abandonné le crayon— mais j’utilise la plume et le pinceau parfois. Mais ce n’est pas le même exercice de la main, il faut beaucoup plus de retenue quand on utilise un pinceau, dès qu’on appui un peu trop ça fait des gros traits et ça s’étale —ce qui est très intéressant pour faire des pleins et des déliés, mais j’aime bien la régularité du crayon et de pouvoir ne pas le recharger.  

Pour Le Grand Migrateur, le trait clair laisse bien la place à la couleur et ça fonctionnait bien pour ce projet. 

Il y a beaucoup de paysages dans tes albums, tu fais des croquis de paysages, des croquis d’après nature ?   

Louise Joor : Pas du tout ! Quand j’étais plus jeune, je me disais que ce serait bien de faire des carnets, du modèle vivant ou des paysages. Je n’ai jamais réussi, j’ai énormément de mal à dessiner en dehors de mes planches : si je ne dessine pas pour raconter, je ne dessine pas.  

©Louise Joor / Augustin Lebon / Rue de Sèvres

J’en ai fait lors de mes études à Saint-Luc donc j’ai appris à regarder. En regardant de la documentation, des photos je peux m’en inspirer. J’ai plutôt une bonne vision en 3D, je peux redessiner des choses. Même si je n’en fais pas je vous encourage à le faire, c’est une très bonne école. 

C’est un album avec un univers tout le temps en mouvement, est-ce que c’est difficile de le faire passer au script ? Est-ce que vous passez directement par le story-board ? 

Augustin Lebon : Il y a un piège quand on fait des albums de voyage : j’appelle ça « le piège du feu de camp ». On va faire un voyage où il se passe plein de péripéties, mais pour parler des personnages, on va faire une scène où ils sont devant un feu de camp et parler de leur passé, ce genre de trucs. Du coup, on a un truc linéaire où les personnages avancent puis s’arrêtent et parlent. 

Je ne voulais pas ça, je voulais qu’on découvre les personnages aussi pendant l’action. Avec des dialogues qui nous en disent plus pendant qu’il y a du mouvement et tout l’enjeu au script était de faire des scènes qui continuent de bouger et d’avancer dans l’histoire sans faire un guide du routard. Donc oui, c’était déjà un jeu au scénario de varier les ambiances et de faire passer le temps. Je fais d’ailleurs des ellipses assez brutales pour que l’on comprenne que le voyage est long. 

Louise Joor : Il y avait aussi l’aspect voix off d’Odette qui aide justement à ce que les ellipses ne soient pas trop brutales et qu’on n’ai pas l’impression qu’il se passe un truc juste quand ils s’arrêtent. Pour moi la voix off fonctionne assez bien pour que tout soit fluide.

Le scénario d’Augustin est assez détaillé, mais il est plutôt écrit comme un roman. C’est ce que je préfère, j’écris comme ça aussi, ça me permet d’avoir une meilleure vision que quand c’est haché case par case, avec les notions de plans, je n’arrive pas à lire. Je n’arrive pas à me mettre dans l’ambiance, ou avec les personnages. Et après la lecture, je fais le story-board en découpant le scénario page par page en prenant des petites libertés et je fais tout relire à Augustin. Ce qui est pratique, c’est que l’on connaît bien notre manière de travailler, on travaille chacun sur nos albums, mais on se fait lire chaque partie et c’est assez fluide.  

©Louise Joor / Augustin Lebon / Rue de Sèvres

Augustin Lebon : Et ce qui donne la sensation de mouvement aussi, c’est peut-être lié aux ellipses parce que je m’ennuie très vite quand j’écris une histoire et je n’hésite pas à faire une voix off avec trois cases qui se passent dans trois lieux différents qui donnent un sentiment que ça bouge rapidement. 

Je suis un très mauvais lecteur de roman graphique parce que j’ai tendance à passer des pages si c’est surdécoupé. J’aime bien les BD « à l’ancienne » où on savait faire de grosses ellipses, par exemple dans Valérian, il va y avoir deux pages pour nous expliquer une planète et il va y avoir 10 cases avec à chaque fois un lieu différent sur la planète avec une voix off qui fait le lien. C’est dense, il se passe plein de choses en très peu de pages, c’est généreux. Les lecteurs en ont pour leur argent et surtout pour leur attention de lecture. 

Louise Joor : Ce qui est perçu positivement ou négativement aujourd’hui parce qu’on a plus vraiment de BD avec ce type de narration. Et pour Le Grand migrateur, on a eu beaucoup de retours positifs, mais c’est arrivé d’avoir quelques retours où on nous disait que c’était trop rapide par moment.  

Augustin Lebon : On me dit souvent ça, à propos de mes scénarios, mais c’est mon écriture ! 

C’est un album complet, mais on a l’impression que c’est un univers plus grand à la lecture, comme s’il appelait une suite ? 

Augustin Lebon : Ça, j’aime bien justement. Dans un one-shot, quand on clôture tout, quand tout à une explication, une fin… on a l’impression que tout est fabriqué pour l’histoire. 

Là j’aime bien laisser des choses en suspens. Pas pour les personnages, je voulais que leurs arcs soient bien conclus même si on sait qu’ils vont avoir une vie après, je voulais que leur aventure ait une fin. Mais dans l’environnement, le décor, les créatures, je voulais laisser des trucs en suspens. 

Je préfère qu’on ait l’impression que c’est un univers plus vaste et que je raconte une petite histoire dans cet univers plutôt que l’inverse et que l’univers soit étriqué et que ça manque de densité. D’ailleurs, Rue de Sèvres a d’abord craqué pour l’univers quand on a proposé le projet. 

Louise Joor : Elle nous a tout de suite demandé s’il y aurait un T2, mais ce n’était pas l’idée. Même si c’est possible, l’univers n’est pas clôt, mais pour ça il faudrait une autre aventure à raconter. 

Augustin Lebon : Je trouve ça positif quand on nous dit « ah on aimerait bien qu’il y ait une suite ! » Moi quand je vois un Marvel par exemple, après 45 minutes de scène finale de baston je ne veux pas de suite [rires] j’ai eu ce qui me fallait. Mais là, j’aime bien que les gens me disent on aimerait bien une suite, ça veut dire qu’ils se sont attachés aux personnages et qu’ils sont un peu restés sur leur faim. Je trouve ça sympa. 

Louise Joor : J’ai fait un premier tome de Kanopé qui, comme Le Grand Migrateur, a une fin ouverte même si je clôture l’aventure des personnages. Et on m’a demandé un T2, qui n’était pas prévu pour plein de raisons et quand 4 ans plus tard, j’ai enfin fait un T2 il ne s’est quasiment pas vendu alors que des gens l’attendaient. Je pense qu’ils n’avaient même pas vu qu’il y avait un T2, pourtant le premier s’est bien vendu. 

J’étais très contente de ce T2 et très contente de l’avoir fait. Même si on a des super retours et des demandes pour un T2, j’ai une petite alarme qui me dit est-ce que ça aura de l’intérêt ? Je ne sais pas…

Augustin Lebon : Ce n’est pas parce qu’on a envie d’une suite que c’est une bonne idée de la faire. 

Après ça, j’espère que vous aurez envie d’ouvrir ce one-shot mais aussi de le faire lire aux jeunes autour de vous ! Entre les personnages atypiques, son imaginaire riche et l’intrigue qui couvre des thématiques très contemporaines, cette histoire est une belle alternative à la fantasy surexploitée en dévoilant d’autres facettes de l’imaginaire.

Le Grand Migrateur de Louise Joor & Augustin Lebon, Rue de Sèvres


Tous les visuels sont ©Louise Joor / Augustin Lebon / Rue de Sèvres

©Louise Joor / Augustin Lebon / Rue de Sèvres
©Louise Joor / Augustin Lebon / Rue de Sèvres
©Louise Joor / Augustin Lebon / Rue de Sèvres
Actualités
Voir tout
Publications similaires
Abonnez-vous à la newsletter !
Le meilleur de l'actualité BD directement dans votre boîte mail